Edgar Morin - Le dernier des penseurs ?

Réconcilier l’homme avec le primate, mettre fin au conflit nature/culture, recoller les morceaux épars des savoirs sur l’homme : tel est le défi relevé par Edgar Morin à la fin du XXe siècle, faisant de lui le penseur le plus ambitieux de ce début de XXIe siècle.
Les sciences humaines vivent au temps des chercheurs, et les penseurs ont quasiment disparu. Edgar Morin, né à Paris en 1921, est peut-être le dernier d’entre eux. Être chercheur, c’est être spécialiste d’un domaine : psychologue de l’enfant, historien du Haut Moyen Âge, économiste de la finance ou sociologue du travail. Grâce à cette hyperspécialisation des domaines, nos connaissances se sont démultipliées, empilées et diversifiées. Mais quid des grandes questions ? La nature humaine, le fonctionnement des sociétés ou la dynamique de l’histoire échappent à la recherche spécialisée qui n’est pas faite pour répondre à ce genre d’interrogations. Quand vient le temps de rassembler les pièces du puzzle pour recomposer une pensée globale, la recherche spécialisée est désarmée.
Vouloir penser l’être humain et la dynamique des sociétés dans leur globalité exige une certaine ambition intellectuelle, une culture non confinée, mais aussi des outils mentaux adaptés à une telle entreprise. Voilà le but que s’est assigné Morin avec son grand projet : penser la complexité.

À la recherche de la méthode

Pour comprendre ce projet, remontons trente ans en arrière, en 1977. Morin a déjà derrière lui une carrière de chercheur bien remplie. Il a mené de front une activité de sociologue et d’intellectuel. Entré au CNRS au début des années 1950, il y défriche à sa manière le champ de la culture de masse (Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, 1956, Les Stars, 1957). Les années 1960 sont consacrées à une « sociologie du présent » avec L’Esprit du temps (2 vol., 1962 et 1975), La Rumeur d’Orléans (1969) et de nombreux articles sur la jeunesse, la chanson, la télévision, phénomènes considérés jusque-là comme futiles par les sociologues (Sociologie, 1984). Avec La Métamorphose de Plozevet (1967), il signe une monographie exemplaire sur la transformation d’une petite commune française au tournant des années 1960.
Intellectuel, il a participé à la création de la revue Arguments qui sera, de 1956 à 1962, un lieu de bouillonnement intellectuel. On y trouve déjà les thèmes développés plus tard : l’appel à la fondation d’une « politique de civilisation » – qui déborde la politique au sens étroit du terme –, mais aussi le fondement de la vie en société, la communication, l’amour, la sagesse, le bonheur. De l’écologie politique bien avant l’heure !
Tout cela aurait largement suffi à remplir une carrière académique. Mais Edgar Morin n’est pas homme à se laisser enfermer dans un champ disciplinaire. Dès L’Homme et la Mort (1951), il avait abordé quelques paradoxes de la condition humaine et de la connaissance : l’être humain refuse sa condition de mortel en inventant toute une série de mythes. Sa pensée est à la fois un formidable outil de connaissance et de mystification. Cette révolte contre sa condition d’animal mortel dénote une « inadaptation de l’homme à la nature, et une inadaptation de l’individu humain à sa propre espèce ».
Lors d’un séjour aux États-Unis, durant les années 1960, il découvre les sciences du vivant, l’importance de la biologie, de l’éthologie animale, la cybernétique et la pensée systémique. C’est le début d’une renaissance intellectuelle (racontée dans son journal, Le Vif du sujet). Morin décide alors de donner un nouveau cours à sa pensée et de se consacrer entièrement à la conception d’une « anthropologie fondamentale ». Celle-ci se donnera pour mission de décloisonner les sciences humaines entre elles et de les décloisonner avec les sciences du vivant. En 1973, Le Paradigme perdu trace de nouvelles perspectives. Ce n’est que le prélude à son imposante œuvre en six volumes : La Méthode, qui l’occupera durant trente ans.
L’objectif de La Méthode est de promouvoir une réforme de la pensée. Une démarche de l’esprit qui cherche à réarticuler ce que la recherche spécialisée a séparé. Cela ne signifie pas promouvoir une pensée « holiste » qui abolirait les différences, mais de reprendre le défi déjà posé par Blaise Pascal (« Je tiens pour impossible de saisir le tout sans comprendre chacune des parties, ainsi que de saisir chacune des parties sans connaître le tout »).
La Méthode ne prétend pas chercher une « pierre philosophale » destinée à résoudre tous les problèmes. À la différence du Discours de la méthode de Descartes, la démarche de Morin récuse d’emblée l’idée d’une vérité définitive, qu’il serait possible d’atteindre, et d’une connaissance absolument rigoureuse à mettre en œuvre. L’idée d’inachèvement, d’incertitude, de relativité de la connaissance est même au cœur de sa pensée (voir l’encadré ci-dessus).
Il s’agit d’abord d’apprendre à dépasser les oppositions binaires nature/culture, individu/société, déterminisme/liberté, sujet/objet. Apprendre à combiner les déterminismes et les incertitudes du hasard, combiner entre elles les forces multiples qui s’entrelacent dans toute réalité humaine. Pour cela, Morin a mis au point quelques principes de pensée développés à partir de la méthode systémique et des sciences de l’auto-organisation : principe de récursivité, principe dialogique, principe hologrammique.
De là découle une vision du monde social où ordre et désordre se mêlent, où les actions individuelles et les événements sont à la fois produits et producteurs de la dynamique sociale, où les phénomènes d’émergence et de bifurcation viennent briser les régularités de l’ordre social.
En même temps qu’il élabore une nouvelle démarche de pensée, il va s’attacher à quelques phénomènes contemporains : Pour sortir du XXe siècle (1981), De la nature de l’URSS (1983), Penser l’Europe (1987).

Le dernier sera-t-il le premier ?

Trente ans après avoir lancé son grand projet, Morin reste isolé. Le projet de La Méthode a suscité deux types de réactions. Chez certains, il a suscité un élan de bienveillante sympathie, mais peu suivi d’effet (le cadre universitaire laissant peu de place au généraliste). Chez d’autres, il a suscité un mépris hautain : Morin est perçu comme un brasseur d’idées, un aimable touche-à-tout mais incapable d’affronter les problèmes scientifiques concrets.
À l’heure où les sciences humaines croulent sous leur propre poids de recherches, théories, données, analyses, à l’heure où l’on consacre la complexité comme « science du XXIe siècle », Morin est-il le dernier des penseurs ancienne manière ? À moins qu’il ne soit le premier d’une ère nouvelle…