Respirer profondément en agitant une boule à neige, gribouiller ses soucis pour les donner à manger à la « boîte à émotions », taper dans un « coussin de colère » : nombreux sont aujourd’hui les outils qui visent à aider les enfants à mieux réguler leurs émotions. D’où vient cet engouement pour l’éducation émotionnelle ? Et quels objectifs la société lui assigne-t-elle ?
De la méfiance à l’engouement
« La tradition pédagogique a longtemps considéré les émotions comme des obstacles aux apprentissages », affirme le sociologue Omar Zanna 1. Une méfiance dont ne se serait pas départie l’école contemporaine, héritière de cette histoire : « L’exemple prototypique est celui de l’entrée au CP : alors que l’enfant de maternelle est autorisé à bouger et exprimer ses émotions, on va brutalement exiger de lui qu’il reste silencieux, attentif et immobile sur sa chaise, au seul motif qu’il aborde le “lire, écrire, compter” », analyse le chercheur. Pourtant, nombreuses sont les évolutions sociales qui ont progressivement transformé notre regard sur les émotions de l’enfant. Outre la diffusion, dès les années 1950, des principes de l’éducation nouvelle, la deuxième partie du 20e siècle a été marquée par la reconnaissance progressive du statut de l’enfant comme personne à part entière, qui a débouché en 1990 sur la promulgation des droits de l’enfant, incluant un droit à l’expression. Néanmoins, l’engouement actuel pour l’éducation émotionnelle ne saurait se comprendre hors du contexte social plus large qui, dans le sillage de Mai 68, a revendiqué le droit de chacun à s’épanouir, estime Aurélie Jeantet, spécialiste de la sociologie des émotions 2 : « Depuis trois décennies, on observe une pénétration progressive des émotions dans des sphères qui, jusque-là, y étaient très hermétiques, comme le monde du travail. L’expression des émotions – ou du moins de certaines – y est de mieux en mieux tolérée, parfois même encouragée, ce qui constitue un changement notable en termes de normes sociales. » Il faut dire que depuis 1993, l’Organisation mondiale de la santé a fait de la gestion des émotions l’une des dix compétences psychosociales indispensables au maintien du bien-être physique, mental et social des individus, c’est-à-dire à leur bonne santé. Mais c’est surtout l’essor des neurosciences affectives, dans les années 1990, qui a permis aux émotions d’accéder au rang d’enjeu social et éducatif majeur : « En montrant quelles zones s’activaient dans le cerveau, l’imagerie cérébrale a permis de mieux appréhender ce qui n’était jusque-là qu’un vécu subjectif », souligne la psychologue Pascale Haag 3.
Chagrins d’école
Beaucoup d’enseignants n’ont toutefois pas attendu la démonstration scientifique de la réalité biologique des émotions pour réaliser que mêmes bannies, celles-ci ne cessaient d’impacter la vie de la classe. C’est ce qui a conduit Louise Lafortune, de l’université du Québec à Trois-Rivières, à devenir, dès les années 1980, l’une des pionnières francophones de l’étude des émotions dans les apprentissages 4 : « En tant que professeure de mathématiques en lycée, je voyais souvent des jeunes qui pleuraient d’angoisse ou de découragement. J’ai donc commencé à étudier la “mathophobie” ou peur des maths, à une époque où tout le monde pensait que ce problème relevait de la psychologie et non de la didactique. » L. Lafortune a alors découvert que le stress des élèves n’était pas seulement dû aux représentations élitistes des mathématiques, mais aussi à l’attitude des professeurs : « Selon la façon dont on interroge l’élève, dont on lui fait remarquer ses progrès, dont on lui apporte de l’aide, on peut involontairement suggérer qu’on n’a pas confiance en ses capacités. » Un point de vue que partage P. Haag, pour qui les émotions dites « négatives » comme la colère, la peur ou la tristesse constituent de véritables freins à l’apprentissage : « Les recherches ont montré que les performances des élèves étaient meilleures lorsqu’on leur présentait une tâche comme un jeu, plutôt que comme un examen. » En effet, s’inquiéter de ses performances représenterait une augmentation de la charge cognitive, que les élèves ne pourraient alors plus allouer à la résolution de problèmes. Au contraire, les émotions dites « positives », comme la joie de la découverte, l’enthousiasme ou la curiosité, apparaissent comme un levier essentiel pour les apprentissages.