Rencontre avec Richard E.Tremblay

Enfants Violents : «Dépister n'est pas réprimer»

En 2005, une expertise de l’Inserm a mis le feu aux poudres : sous prétexte de prévention du « trouble des conduites » chez les enfants, allait-on vers la chasse aux futurs délinquants dès la maternelle ? Un des experts incriminés dénonce aujourd’hui un amalgame irrationnel. Et depuis le Québec, il ne mâche pas ses mots…

Sollicité par la Canam (Caisse nationale d’assurance maladie des professions indépendantes), l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) rend en septembre 2005 le résultat d’une expertise collective consacrée au trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent. La synthèse de plus d’un millier d’articles scientifiques rigoureux aboutit à plusieurs recommandations (encadré p. 34).

Une trentaine de pédopsychiatres et psychologues (dont Boris Cyrulnik, Bernard Golse, Danielle Rapoport…), principalement d’orientation psychanalytique, contestent aussitôt les conclusions du rapport. D’abord, ils rappellent que le trouble des conduites est un syndrome mal accepté en France (encadré p. 35). Ensuite, ils redoutent l’installation d’un système permettant « de repérer toute déviance à une norme établie selon les critères de la littérature scientifique anglo-saxonne ». L’objectif véritable serait de « traquer » les indésirables, c’est-à-dire les enfants turbulents constituant peut-être de la graine de délinquant, avant de les « neutraliser », au prix d’une surmédicalisation de la souffrance psychique (le traitement médicamenteux pourrait conduire à une « toxicomanie infantile »)… Ils estiment donc que l’expertise tombe à pic pour légitimer la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur ne faisant pas mystère de son ambition élyséenne et peaufinant un plan de prévention de la délinquance articulé sur le repérage des « troubles comportementaux » chez l’enfant. L’idée de « dépistage précoce et féroce » débouchant sur le « dressage » des récalcitrants devient un leitmotiv sous la plume des contempteurs du rapport Inserm. Début 2006 naît ainsi le collectif Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans, qui se voit progressivement appuyé par près de 50 organismes, dont la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, le Syndicat national des psychologues, la Ligue des droits de l’homme. L’offensive est efficace. Entre autres rebondissements, une pétition lancée sur Internet recueille près de 200 000 signatures, et le CCNE (Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé) émet, en février 2007, un avis abondant dans le sens de Pas de zéro de conduite sur de nombreux points.

L’un des experts de l’Inserm, Richard E. Tremblay, contre-attaque aujourd’hui dans un ouvrage abondamment chiffré et argumenté visant à enfoncer le clou du rapport controversé.

À l’encontre de nombreux psychologues, vous recommandez le dépistage précoce des enfants risquant de développer un trouble des conduites. Dans quel but ?

Nous disposons de très nombreuses études sérieuses, menées pas uniquement dans les pays dits « anglo-saxons » (Australie, Canada, États-Unis, Grande-Bretagne), mais aussi au Québec, aux Pays-Bas, en Scandinavie, en Allemagne, en Italie… Toutes montrent que lorsqu’un enfant présente de façon chronique des symptômes du trouble des conduites, le risque de délinquance juvénile grave est statistiquement aussi important que de développer un cancer lorsqu’on est un gros fumeur, ou un problème cardio-vasculaire lorsqu’on a un niveau élevé de mauvais cholestérol. Mais si le fait de fumer multiplie les risques d’attraper un cancer, cela ne signifie aucunement que chaque fumeur a ou aura un cancer. De même, le trouble des conduites ne mène pas systématiquement à la délinquance, et tout délinquant ne présente pas un trouble des conduites. Le but du dépistage est simplement de repérer les enfants à risques qui pourraient développer des problèmes sérieux de comportement à l’adolescence et au début de l’âge adulte, si aucune aide ne leur est apportée. Les adultes responsables des enfants à la crèche et à la maternelle, comme les parents, sont les mieux placés pour repérer les enfants qui ont besoin d’un soutien plus important que les autres. On est ici loin de médicaliser l’aide aux enfants, puisqu’il s’agit plutôt de prévenir la médicalisation par des interventions éducatives.