« "Beeru ! Ejo ! Kromi waave !", chuchote une voix d'abord lointaine et confuse, puis douloureusement proche, mots étranges et cependant compris. » C'est ainsi que s'ouvre la célèbre Chronique des Indiens Guayaki (1972), et le ton est tout de suite donné... C'est un Indien qui vient réveiller le narrateur pour le prévenir qu'une naissance va se produire. Dès les premiers mots, on est emporté par le récit. Le jeune enfant (kromi) est né, sa mère est couchée sur un lit de fougères et de palmes, elle s'est cramponnée, lors de l'accouchement, à un pieu planté dans le sol. Tout le monde est silencieux autour du kromi, ce qui témoigne de la relation de « dévotion » qui lie les adultes à tous leurs petits. Alors un officiant s'agenouille et coupe le cordon ombilical avec un morceau de bambou effilé. Puis l'homme lave rituellement le nouveau-né encore souillé ; il puise l'eau froide dans le daity, récipient ovoïde recouvert de cire d'abeille. Ensuite, une fois le placenta enterré dans la forêt pour éloigner les mauvais esprits, l'enfant est installé dans le bandereau de portage que la mère gardera sur elle, en bandoulière, jour et nuit. L'événement est fini, et tout le monde va se coucher.
Conçu selon une succession de petites scènes de ce type, Chronique est un livre hybride, à rapprocher de Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss : mi-récit autobiographique, mi-monographie. Il conte l'aventure humaine d'un jeune chercheur, élève d'Alfred Métraux, qui part en 1963 à la rencontre d'une des dernières tribus d'Indiens Guayaki : celle-ci, sous la pression de la déforestation et des intrusions des Blancs, s'est résolue à sortir de la forêt et à établir un camp dans une clairière, ce qui fait d'eux des semi-nomades. Quelques années plus tard, ils auront totalement disparu. C'est pour cela que le récit de Pierre Clastres est nostalgique : il n'est pas un réquisitoire contre l'Occident - ce qui était le cas du récit de C. Lévi-Strauss -, mais plutôt un constat amer et peut-être désabusé de la fin d'un monde. Il narre la vie de ces Indiens et suscite l'émotion : il dit son respect et son admiration pour des humains au mode de vie fragile, en comparaison à la puissance technologique des Blancs, qui grignotent la vieille forêt et enlèvent leurs enfants. Il célèbre leur amour de la vie et leur sagesse, mais semble signifier aussi qu'on ne peut pas arrêter l'histoire... On pressent déjà l'« anarchisme » de P. Clastres : ce n'est pas une vaine cause politique qui sauvera les Guayaki de leur mort programmée. En tout cas, c'est là le principal « terrain » de l'ethnologue, à partir duquel il va déployer une pensée politique ample et originale.