Quand cela a-t-il bien pu commencer ? En 1992, à Palerme, lors de l’assassinat du juge Falcone par la Mafia ? En 1980, après celui de John Lennon à New York ? En 1963, après celui de John Kennedy à Dallas ? À chaque fois, on vit apparaître, dans les rues, sur place ou en d’autres lieux, ce que les spécialistes n’arrivent pas à se mettre d’accord à nommer, hésitant entre « autels spontanés », « monuments éphémères », « mémoriaux citoyens », « cénotaphes improvisés », ou « de fortune ». De quoi s’agit-il ? Du geste consistant, pour des proches, des voisins ou des inconnus à déposer dans l’espace public toutes sortes d’objets en hommage aux victimes d’une mort violente, à les rassembler en un endroit (dans 99 % des cas, sur le lieu des faits) et dans certains cas, par accumulation, à former d’impressionnantes installations. Il en existe de différentes sortes et tailles à propos d’événements variés. Face à leur multiplication, sociologues et médias s’accordent à dire qu’il s’agit d’un phénomène récent, ayant pris de l’ampleur dans les années 1980, parti d’Europe et des États-Unis, et qui atteint aujourd’hui certains pays d’Asie, comme les Philippines, Bali et le Japon 1.
Des autels en bords de route
Est-ce complètement nouveau ? Non : rares sont les rites qui ne s’enracinent pas dans un répertoire symbolique déjà connu. Selon les historiens médiévistes, le fait de marquer le lieu d’un décès criminel ou accidentel par une croix expiatoire ou commémorative existait au 14e siècle un peu partout en Europe. Au 16e siècle, on posait au Mexique de petites croix appelées descansos sur les lieux d’accidents. Mais ces pratiques disparurent dans de nombreux endroits à mesure que le deuil se privatisait, tandis que la célébration publique des morts importants était réservée aux autorités civiles. C’est pourquoi le phénomène que l’on observe aujourd’hui, tout en reproduisant des gestes rituels multiséculaires, mérite d’être considéré comme nouveau et porteur d’intentions qui ne sont pas les mêmes que celles des dévots du 14e siècle.
Ainsi ces simples bouquets, voire véritables petits autels avec photos, messages et objets personnels, qui sont disposés en bord de route. Ils sont en France, depuis 1980, beaucoup plus nombreux et durables qu’auparavant. Dans les années 1970, ils marquaient le plus souvent le lieu d’un accident ayant coûté la vie à un jeune conducteur. Aujourd’hui, ce sont des piétons, en particulier des enfants, fauchés par des véhicules, dont on entretient ainsi la mémoire. Ces cénotaphes de routes de campagne (il n’y en a pas en ville) sont déposés en général par la famille ou les proches des victimes. Ce sont des signes de deuil et d’affliction classiques, mais leur exhibition publique a aussi un autre sens : celui de protester contre la violence routière.
Autre contexte : en 1980, John Lennon était abattu en pleine rue à New York par un de ses admirateurs. Un crime absurde. Le lendemain, l’endroit se couvrit de fleurs et de messages adressés à la star de musique pop. Certains observateurs considèrent que ce geste est celui qui a donné l’exemple pour bien d’autres personnalités victimes d’une mort brutale : le premier ministre Olof Palme assassiné en 1986, la princesse Diana accidentée à Paris en 1997, le cinéaste Théo van Gogh, égorgé en novembre 2004 à Amsterdam. Le lieu de leur mort est devenu celui d’une dévotion publique en marge de la sépulture et des hommages officiels ou artistiques qui leur ont été offerts. Quant au juge Giovanni Falcone, c’est un arbre situé devant son domicile qui continue de drainer les messages de solidarité du public, et tient lieu de protestation antimafia.
De ces quelques cas, on peut déjà tirer un premier constat. Qu’ils concernent un inconnu ou une personnalité célèbre, qu’elles rassemblent quelques proches ou une foule, ces installations ont en commun d’être spontanées : leur existence n’est voulue par aucune autorité, ni préalablement planifiée par une organisation. Plutôt donc qu’« éphémères » ou « de fortune », Jack Santino nomme « autels spontanés » (spontaneous shrines) ces constructions qui – deuxième constat – sont dédiées non pas tant à des personnes, mais à ce qui leur est arrivé, à savoir connaître une mort brutale et inattendue, accidentelle ou criminelle 2. En témoigne le fait que la dévotion du public s’exerce, le plus souvent, sur le lieu même des faits, et non autour du corps des victimes. Les autels spontanés ont donc pour objet de dénoncer des morts injustes, mais – comme nous le verrons – pas seulement.