Enseignant à l’université de Nanterre en 1968, Alain Touraine fut aux premières loges pour analyser le mouvement de mai. Publié cette même année, son ouvrage Le Communisme utopique a été plusieurs fois réédité. Mais ce sociologue, qui a longtemps dirigé le Cadis (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques/EHESS), a consacré depuis son œuvre à l’étude de ce qu’il avait lui-même baptisé les « nouveaux mouvements sociaux » apparus à partir de la fin des années 1960.
Quarante ans après Mai 68, comment analysez-vous ce mouvement ?
Mai 68, c’est l’entrée en force sur la scène politique du culturel, comme 1848 avait été l’entrée en scène des acteurs économiques. Sous Georges Pompidou, la France se reconstruit à coups de béton et d’autoroutes, mais les manières de vivre, les problèmes d’éducation, de sexualité, etc. apparaissent aux dirigeants comme des amusettes. Les catégories morales et intellectuelles ne changent pas. Il faut noter que le mouvement se déclenche aux États-Unis, dans les années 1960, à Berkeley par exemple…
C’est dans ce climat international que vont éclater les événements de mai 1968. Dans le contexte français, il existe un radicalisme politique très puissant hérité du mouvement ouvrier. Le mouvement de libération culturelle va alors s’exprimer dans un langage d’ouvriérisme marxiste. D’où un malentendu entre le vocabulaire révolutionnaire assez radical et un contenu de revendications d’ordre libertaire. Ce contraste se repère même matériellement : la Sorbonne par exemple, est dominée par les groupuscules politiques d’extrême gauche (trotskistes, maoïstes…) alors qu’à Nanterre, les discours témoignent plutôt d’une pensée anarchiste et anticommuniste. De même, les nuits de barricades s’opposent aux discussions sans fin sur la sexualité à l’Odéon…
Tout se passe comme si les cadres de pensée ne correspondaient plus au vécu et aux demandes d’une grande partie de la population. Et finalement, en France, le mouvement d’action révolutionnaire est abandonné en 1973 (ce n’est pas le cas en Italie, où apparaissent alors les Brigades rouges). À partir de là, les revendications culturelles ne vont cesser de l’emporter : femmes, homosexuels, travailleurs immigrés entrent sur le devant de la scène… Les actions des ouvriers de l’usine Lip sont un peu le chant du cygne d’un mouvement ouvrier plus que séculaire.
Au final, les changements engendrés par les événements de 1968 sont énormes ; peu de domaines de la vie française n’ont pas été touchés : l’ordre des médecins, celui des avocats… Tout le monde se réunit et discute ! Après 1968 s’est installé en France, dans presque tous les domaines, un climat moins autoritaire, plus permissif. Il n’y a guère que celui de l’éducation où, université comme école « républicaine », les choses n’ont que peu changé !