Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, anthropologue, médaillé de bronze du CNRS, directeur de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS/Collège de France/EHESS)… Le parcours de Frédéric Keck a de quoi impressionner ! Mais l’homme, d’une grande affabilité, nous reçoit en toute simplicité autour d’un café à son domicile, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Depuis le début de la pandémie de covid-19, il n’a pas cessé d’être sollicité par les médias. Il n’en perd pourtant pas sa joie d’échanger sur ses recherches passées, actuelles et à venir. Il raconte avoir commencé par des travaux sur l’histoire de l’anthropologie française dans ses relations avec la philosophie (Lévy-Bruhl, Durkheim, Bergson, Lévi-Strauss). Puis rapidement, à la suite de son entrée au CNRS en 2005, il se lance dans des enquêtes ethnographiques en Asie sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. C’est là qu’il élabore le concept de « sentinelle » pour décrire ces animaux qui signalent l’alerte d’un risque de contagion virale. « Tout l’intérêt de passer de la philosophie à l’anthropologie, confie-t-il un brin facétieux, est qu’on trouve des concepts dans les pratiques qu’on observe ! » Son travail intéresse pourtant aussi la philosophie. Dans le sillon de l’anthropologue Philippe Descola, F. Keck fait partie d’une nouvelle génération de l’anthropologie française qui s’efforce de penser les sociétés « par-delà nature et culture ». L’intérêt qu’il porte aux rapports entre humains et virus par l’intermédiaire des animaux le conduit à raconter une histoire globale de l’humanité à partir de ses frontières avec les autres espèces. C’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage collectif qu’il fait paraître ce mois de mars : Les Chauve-souris. Aux frontières entre les espèces. Tout un programme…
Comment avez-vous réagi quand votre objet d’étude, la pandémie, est devenu un cas pratique « en train de se faire » ?
Pendant plusieurs années, on m’a dit « vous travaillez sur les pandémies, c’est très intéressant ! » et je répondais « je ne travaille pas sur les pandémies mais sur les zoonoses », c’est-à-dire sur les franchissements de barrières d’espèces par les pathogènes. Ces zoonoses peuvent produire des pandémies parce que nous n’avons pas d’immunité complète à l’égard des pathogènes qui passent des animaux aux humains. Nous bénéficions de deux siècles d’immunisation artificielle grâce à Pasteur et à la santé publique. Mais du fait des transformations des conditions de vie des animaux sauvages et domestiques, les zoonoses se multiplient et produisent un risque pandémique. J’ai longtemps considéré la pandémie comme un horizon virtuel, une façon de généraliser une cause locale qui m’intéressait. En 2009, la pandémie de H1N1 a constitué la première réalisation du scénario, sans grand bouleversement mondial. Dans Un monde grippé, j’ai alors proposé l’hypothèse selon laquelle la pandémie était un mythe, au sens d’un récit catastrophiste qui oblige à porter l’attention sur les conditions de passage de pathogènes des animaux aux humains. En 2020, le mythe est devenu réalité, le scénario catastrophe a bien eu lieu ! Comme tout le monde, j’ai été très surpris. La pandémie surprend toujours par sa capacité à tout bouleverser. Cela faisait pourtant quinze ans que je travaillais avec des virologues qui prenaient au sérieux ce scénario.