Freud et la sexologie de son temps

Aberrations sexuelles, sexualité infantile, puberté : 
par leurs sujets, les Trois essais sur la sexualité, publiés en 1905, 
sont considérés aujourd’hui comme profondément novateurs. 
Mais qu’en est-il de la sexologie de l’époque, et de son influence exacte sur Freud ?

Loin des légendes dorée ou noire, patiemment brodées par les hagiographes ou les détracteurs de Sigmund Freud, l’historiographie la plus sérieuse a consisté à resituer l’œuvre de Freud dans le contexte scientifique de son élaboration. Depuis les travaux pionniers d’Ola Anderson ou d’Henri Ellenberger, les recherches historiques ont peu à peu brossé le portrait nuancé d’un Freud qui, loin de la double figure du génie isolé ou de l’imposteur, ressemble plus prosaïquement à un scientifique de son temps (1). Cet effort de contextualisation a surtout porté sur la production psychiatrique ou psychologique, moins sur la sexologie, laquelle était pourtant en plein essor au tournant du siècle et portée par des psychiatres et des psychologues. À quelques exceptions près, dont celles remarquables de Georges Lanteri-Laura ou de Frank J. Sulloway, la sexologie a été l’objet des études gays et lesbiennes et non de l’histoire des sciences (2). Ce point aveugle de la sexologie dans l’historiographie des sciences psychiques a permis que s’installe durablement le mythe selon lequel l’audace originelle de Freud (et le mépris dans lequel il aurait été tenu) réside dans son affirmation de l’étiologie sexuelle des névroses. Pourtant Freud s’inscrit là dans une longue lignée. Le lien entre sexualité et folie, ou entre sexualité et maladie, existe depuis les tout débuts du discours médical sur la sexualité. Les médecins n’ont cessé de répéter sur tous les tons les effets pathogènes des abus, de la continence, ou des mauvais usages du sexe, mettant l’accent, selon leur spécialité, sur les dégâts mentaux ou somatiques qu’ils produisent. C’est même le ressort principal de la sécularisation du sexe par la médecine et « le cliché le plus commun de toute l’histoire de l’hystérie (3) ».

 

Un scientifique ancré dans son époque

Pour beaucoup, les Trois essais sur la sexualité ont introduit une rupture radicale, inaugurant un avant et un après Freud, schéma qui a organisé bien des récits historiques. Sans nier l’indiscutable originalité de la pensée freudienne, il faut, à la suite de plusieurs auteurs, la relativiser en montrant son enracinement dans le terreau discursif de la sexologie fin de siècle (4). Le premier essai freudien, sur « Les aberrations sexuelles », survole la littérature sexologique des années 1880 à 1900, principalement allemande et autrichienne : Karl Heinrich Ulrichs ; Richard von Krafft-Ebing, Albert Moll ; Paul Julius Moebius ; Albert von Schrenck-Notzing, Leopold Löwenfeld ; Iwan Bloch ; Magnus Hirschfeld, dont il cite la revue Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen. Quelques spécialistes français sont aussi mentionnés : Julien Chevalier, Eugène Gley, Alfred Binet, Charles Féré. L’anglais Havelock Ellis est cité à plusieurs reprises. Dans son rapide panorama, Freud simplifie des débats fort complexes (par exemple les questions de l’acquis et de l’inné, celle de la bisexualité, ou encore la théorie du fétichisme de Binet). Comme la plupart de ses contemporains, il prend ses distances avec la théorie de la dégénérescence sans parvenir à l’écarter définitivement, puisqu’il la réintroduit, notamment dans ses conclusions à propos des « variations dégénératives » de la syphilis. Comme eux, il relativise le fossé entre pathologie et normalité sans le combler complètement, et comme eux, il inscrit la vie sexuelle dans un schéma évolutionniste, l’ontogenèse renseignant sur la phylogenèse. Il utilise la plupart des notions inventées dans les décennies précédentes et rendues classiques par Krafft-Ebing (taxinomie et étiologie des perversions, libido, pulsion sexuelle, zone érogène). S’il reprend la classification finalement adoptée par Krafft-Ebing dans sa dernière édition de la Psychopatia sexualis entre les perversions d’objet et de but, il introduit au sein de ce dernier ensemble deux sous-groupes de perversions, celles qui élèvent « au rang de but sexuel des manœuvres intéressant d’autres parties du corps » (bouche, anus, fétiche) ; et celles qui figurent « des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet sexuel » (voyeurisme, exhibitionnisme, sadisme et masochisme) (5). Cette innovation lui permet d’introduire la notion de « pulsion partielle », empruntée à Moll, et qu’il retrouve à l’œuvre chez les névrosés, mais refoulée.