C’était il y a presque trente ans. Le Front national (FN) réussissait son premier coup d’éclat électoral d’envergure, obtenant près de 11 % des suffrages lors des élections européennes de 1984. Depuis, le parti longtemps dirigé par Jean-Marie Le Pen s’est installé sur la scène politique française. Certes, il n’a jamais gouverné au niveau national, et n’a exercé que rarement le pouvoir au niveau local. Mais il a multiplié les scores à deux chiffres et ses thèmes de prédilection – immigration, chômage, corruption des élites – orientent l’agenda politique. Comment expliquer le succès d’un parti qui s’est toujours situé à la marge du système politique, mais qui entend jouer les premiers rôles dans la compétition électorale ?
Les grilles d’analyse traditionnelles
Pour résoudre cette énigme, la science politique française n’a pas ménagé ses efforts. Beaucoup de travaux ont été consacrés à la montée du FN. Dans les années 1990, une première génération de chercheurs, sous l’impulsion de Nonna Mayer et Pascal Perrineau, chercheurs au Cevipof, a mené des enquêtes qui ont tenté d’expliquer le phénomène en recourant aux outils de la sociologie électorale (1). Il s’agissait de comprendre, par des enquêtes d’opinion quantitatives et qualitatives, les raisons pour lesquelles les électeurs du FN votent pour ce parti. De telles enquêtes sont difficiles à mener, car ces électeurs ont tendance à dissimuler un vote souvent mal perçu par les autres. Cependant, ces travaux ont mis en évidence deux séries de facteurs explicatifs du vote frontiste.
Le premier facteur est lié à une sensibilité de l’électorat frontiste à certains thèmes qui font la marque de fabrique de ce mouvement : immigration, insécurité, chômage et baisse du pouvoir d’achat. Ces éléments sont étroitement liés dans le discours du FN et renvoient, en dernière analyse, au premier. Hier comme aujourd’hui, le thème de l’immigration constitue la première préoccupation des électeurs frontistes, qui y voient la matrice de tous les maux français : insécurité, chômage, perte d’identité…
L’autre facteur d’explication du vote tient à sa dimension contestataire. Le vote FN a longtemps été interprété comme une manière de signifier un « ras-le-bol ». Le FN développe depuis ses origines un discours antiélite qui se nourrit du rejet, croissant dans la population, des grands partis de gouvernement. J.‑M. Le Pen parlait autrefois de « l’établissement » ; sa fille Marine dénonce aujourd’hui « l’UMPS ». Le positionnement du FN, sur ce point, n’a guère évolué : il s’agit toujours d’incriminer les élites, considérées à la fois comme incapables et responsables du déclin français.
En ce sens, la montée du FN serait, selon l’expression de P. Perrineau, le signe d’un « désenchantement démocratique 2 ». Les phénomènes de corruption et de conflit d’intérêt viennent attiser dans l’électorat ce sentiment du « tous pourris » qui contribue en retour à crédibiliser le discours d’un parti s’appuyant sur le rejet du « système ». Là encore, il s’agit pour le FN de désigner un coupable facilement identifiable pour des électeurs en rupture avec le contrat de confiance démocratique qui les liait aux gouvernants.
Aujourd’hui, la défiance entre les Français et leurs élites est telle qu’une partie croissante de l’électorat voit le FN comme le dernier parti capable d’apporter un réel changement politique. Comme le note Michel Wieviorka, « le FN apparaît comme la seule expérience politique que les Français n’auraient pas encore tentée 3 ». Se pose ainsi la question du passage d’un vote de contestation à un vote d’adhésion, phénomène que N. Mayer avait identifié dès 1997 (4).