Georges Duby - La présence de l'histoire

Voici dix ans que s’est éteint Georges Duby. Son œuvre, vouée à l’exploration du Moyen Âge, mêlant le scrupule de l’historien à la jubilation de l’écrivain, reste d’une précieuse actualité.
Tout commence par le choix d’un sujet de thèse qui n’a rien d’évident. Avec La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, G. Duby opte pour une voie singulière – l’étude d’une microsociété à l’âge féodal –, sans parallèle universitaire à l’époque. Ce choix, déterminant dans l’histoire de la médiévistique française, est celui d’un géographe. A la fin des années 1930, quand le jeune G. Duby entreprend ses études supérieures à la faculté de lettres de Lyon, la géographie occupe une place centrale chez les médiévistes français. G. Duby se prend de passion pour cette « science de plein vent » qui oblige, dans une démarche régressive du présent vers le passé, à inscrire la vie des hommes dans l’espace. A cette école, le jeune historien apprend qu’une société du passé, comme un paysage, forme un système, dont il s’agit de dégager non seulement les éléments constitutifs mais surtout les relations permettant d’appréhender le tout du social.
Quand il fixe son choix de thèse sur une microrégion de 150 paroisses, le Mâconnais, il suit certes les conseils de son patron, Charles-Edmond Perrin, spécialiste de la Lorraine, mais il s’inspire d’abord de l’exemple des géographes de tradition vidalienne pour lesquelles « chaque région constitue un individu géographique ». C’est par les géographes que G. Duby est introduit aux Annales et à ses fondateurs. Lisant Marc Bloch, auteur des Caractères originaux de l’histoire rurale française et de La Société féodale, G. Duby retrouve l’intérêt des géographes pour ce qui fait système, et aussi une vivante introduction à la pratique des « sciences sociales » (qu’on ne nomme pas encore ainsi), la nécessité d’approches disciplinaires complémentaires – histoire, géographie, sociologie, anthropologie.

Articuler le social et le mental

Avec Karl Marx (dont la lecture et le commentaire précoces, à la fin de ses années de lycée, ont été si importants pour G. Duby), la féodalité (ou, mieux, le féodalisme), entre esclavagisme et capitalisme, se rapporte à une vaste période de l’histoire caractérisée par un type particulier d’organisation économique et sociale basée sur les rapports de domination de la terre et des hommes par un groupe de puissants, dont le droit et l’idéologie définissent les contours de « classe ». Dans une historiographie de la féodalité techniquement raffinée mais figée dans un temps étale, La Société féodale de M. Bloch a pour principal mérite d’éclairer le juridique par l’anthropologique et de redonner du mouvement en proposant une chronologie globale (du milieu du ixe au milieu du xiiie siècle) décomposée en deux temps : un premier âge, débutant vers 900, et un deuxième, dans la seconde moitié du xie siècle.
Commence alors pour G. Duby une féconde période de travaux consacrés à l’histoire rurale, couronnée en 1975 par la publication de l’Histoire de la France rurale, qu’il dirige avec Armand Wallon. En 1960, à l’invitation de Fernand Braudel, il fonde avec le géographe Daniel Faucher la revue Etudes rurales, qui s’affiche, dans la tradition de M. Bloch et de Lucien Febvre, comme l’espace des recherches conjointes d’historiens, géographes, économistes, sociologues, psychologues et agronomes. En 1962, G. Duby publie les deux volumes de L’Economie rurale et la Vie des campagnes dans l’Occident médiéval. Cette vaste synthèse est l’occasion de lectures étendues, qui donnent matière à nombre de travaux de première main, dont les plus notables sont regroupés dans Hommes et structures du Moyen Age. Enfin, G. Duby rédige, pour la Fontana Economic History of Europe, le volume consacré à l’agriculture médiévale, Medieval Agriculture 900-1500. La version française de cet essai n’est autre que Guerriers et paysans. On ne manquera pas de replacer cette activité foisonnante dans le contexte politique et culturel des trente glorieuses.
La construction européenne – qui fait une place de choix au monde paysan –, les politiques d’aménagement du territoire, mais aussi l’exode vers les villes et la désertification rurale nourrissent un intérêt largement partagé pour la vie des campagnes et leur passé. Le climat intellectuel est alors majoritairement au marxisme ; d’où l’engouement des historiens pour les problèmes de classes et de rapports de production au sein des formations sociales. Chez G. Duby, cette sensibilité déjà ancienne aux thèses de K. Marx se combine avec une fréquentation assidue des travaux anthropologiques, particulièrement nette dans Guerriers et paysans, qui marque un notable écart par rapport aux thèses classiques de l’analyse marxiste dans l’aire du féodalisme – loyer de la terre, rente foncière… – et une ouverture aux subtilités du don, aux réciprocités obligées et à la gratuité des échanges dans les sociétés dites primitives.
Soucieux d’une approche globale permettant l’étude des modes « de reproduction de la société et la prise en considération des formes immatérielles », G. Duby s’emploie très tôt à articuler le social et le mental – ce qui, entre autres, lui fait traiter la féodalité comme une « mentalité ». La première approche systématique des « formes immatérielles » dans le social se trouve dans Guerriers et paysans. Avec ce livre, G. Duby passe au genre de l’« essai ». Certes, il fallait bien un essai pour aborder de front la délicate question de l’apport du mental dans le fonctionnement des sociétés. L’accès à cette question a été largement facilité par une utilisation raisonnée de l’ethnologie et de l’anthropologie, telle la notion de don empruntée à Marcel Mauss, pour étudier un monde fort exotique, étranger à nos façons de vivre et de penser l’échange. Pour caractériser le jeu de la circulation des biens au très haut Moyen Age, G. Duby s’intéresse à des attitudes a priori non économiques : prendre par force (pillage), donner dans des générosités nécessaires (redevances…), consacrer dans des prestations cérémonielles sacralisées.
Cela fait, il peut s’attaquer à nouveaux frais au problème des rapports de l’« idéel » et de l’économique. Il montre en particulier les effets proprement économiques de considérations en apparence strictement religieuses. Par exemple, les progrès de l’évangélisation au cours du haut Moyen Age et la lente christianisation des rites funéraires auraient contribué à détourner l’ancienne « part du mort » – le mobilier des tombes – vers « les sanctuaires du christianisme où vinrent se déposer les richesses consacrées ». Pareille thésaurisation est considérée comme « féconde » dans la mesure où les donataires sacrifient eux-mêmes tout ou partie des biens consacrés à la munificence divine. Et de montrer comment le Cluny du xie siècle s’emploie à « exalter la gloire de Dieu, donner donc plus d’éclat à la liturgie, rebâtir les sanctuaires et les décorer à profusion, établir les moines dans un confort qui les rend parfaitement disponibles à l’office divin et qui manifeste clairement leur prééminence parmi les divers “Etats” du monde ». Dans ses grandes études de sociologie de l’art médiéval, G. Duby travaille de la même façon à articuler les plans, à conjoindre l’étude des conditions matérielles et celle des représentations qu’une société donne d’elle-même dans la création « artistique ».

L’histoire, une affaire d’engagement personnel

Guerriers et paysans représente, enfin, le premier essai de systématisation des rapports entre « histoire sociale et idéologies des sociétés » – pour reprendre le titre d’un article programmatique paru en 1974 dans Faire l’histoire –, le premier pas d’une histoire des représentations, des « systèmes de valeurs » proposés par les acteurs (du moins ceux qui ont fonction d’exprimer des valeurs sociales, les clercs). G. Duby, scrutant les manifestations de la « révélation féodale », montre comment l’idéologie « accompagne », habille et structure « les premières phases de la féodalisation ». L’idéologie de la paix de Dieu fournit « une morale cohérente de la guerre » qui a pour effet de « détourner les puissances d’agression vers l’extérieur du monde chrétien ». La représentation sociologique des trois ordres – dont l’étude est juste abordée avant d’être traitée à fond dans Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme – offre la matrice d’une réflexion d’ensemble sur l’ordre du monde et les modes idéels de fonctionnement de la société chrétienne. Dans la perspective des fins dernières, qu’ils incarnent par leur purisme, les hommes de prière sont placés au sommet de la hiérarchie des ordres. Cette position a pour effet de « privilégier parmi les actes économiques ceux de la consécration et du sacrifice ».

L’économique et le social sont désormais, dans l’œuvre de G. Duby, finement articulés au spirituel et à l’idéologique, dans un entrelacement complexe qui permet d’éviter de poser, en matière de causalité historique, l’irritante question du primat pour mieux se focaliser sur le jeu des interactions. Telle est, en effet, la tâche de l’historien de la société : « Eclairer la manière dont s’articulent les mouvements discordants qui animent l’évolution des infrastructures et celle des superstructures, et dont ces mouvements retentissent l’un sur l’autre. » L’intérêt porté, par la suite, à des objets restreints – l’événement avec Le Dimanche de Bouvines ou la biographie avec Guillaume le Maréchal – n’est qu’une mise en intrigue sophistiquée permettant à l’historien d’accéder à l’infinie complexité des « mouvements discordants » à partir de cristallisations de surface. Dans « L’art, l’écriture et l’histoire », entretien qu’il accorde à Pierre Nora dans la revue Le Débat peu de temps avant de décéder, en 1996, G. Duby compare deux temps de son parcours et mesure la différence entre Le Chevalier, la femme et le prêtre et les Dames du xiie siècle. Le premier livre relève, estime-t-il, d’un essai d’anthropologie sociale, tandis qu’il juge la dernière entreprise « plus libre, plus intimiste, plus psychologique ». L’historien, engagé de longue date dans un emploi remarqué du « je », ne se serait-il vraiment impliqué dans son objet que sur la fin ? Mais comment expliquer, alors, la « poétique » de ses écrits, qui, dès le milieu des années 1970, ont ouvert la voie du Moyen Age à un large public de non-spécialistes en quête d’« effet de vie ».
Professionnel soucieux de méthode, G. Duby s’est souvent entretenu des problèmes du métier d’historien. C’est dans ses écrits biographiques qu’il s’explique le mieux en la matière, parce que la pratique de l’histoire est chez lui affaire d’engagement personnel. Comment être à la fois de son temps et poser des questions au passé ? Ou, plutôt, comment poser des questions au passé autrement qu’en étant de son temps ? Cette question, G. Duby la place au cœur de ses écrits. Au « thème propre » (l’objet historique) s’articule le discours à la première personne qui fait rupture pour dire les incertitudes de l’historien, les questions que lui pose sa pratique et les doutes qui l’assaillent quand il cherche à faire entendre des voix abolies par le temps.