Il y a encore quelques années, les choses paraissaient simples : les gouvernants gouvernaient, les maires administraient, les managers géraient tandis que les grandes puissances menaient les affaires du monde. Depuis les années 70-80, un même sentiment tend à prévaloir : celui d'une complexité croissante de l'environnement économique, social et politique, liée à l'affirmation de nouveaux acteurs, à l'enchevêtrement des niveaux local, national, international. Dans ce contexte, les formes classiques de gouvernement sont mises en doute dans leur capacité à coordonner des actions collectives, à faire face aux nouveaux défis de la mondialisation des échanges et de la révolution des télécommunications. C'est vrai du gouvernement des Etats, mais c'est également vrai de celui des grandes métropoles, des entreprises ou encore de l'ordre international.
C'est pour rendre compte de ces changements que chercheurs, universitaires, experts et même dirigeants politiques ont, dans la plupart des pays occidentaux, recouru à un mot que l'on croyait tombé définitivement en désuétude : gouvernance (de l'anglais governance). Etymologiquement, cette notion a de quoi séduire : elle renvoie à l'idée de pilotage (des bateaux). Elle suggère ainsi l'action de guider ou de diriger dans un environnement incertain.
C'est en réponse aux problèmes posés aux gouvernements, des pays occidentaux comme des pays en développement, que la gouvernance a refait surface à partir des années 70. Dès 1975, un rapport de la Commission trilatérale s'interroge sur la « gouvernabilité » des démocraties.
L'Etat animateur
Dans les pays occidentaux, les discours qui mettent en avant la gouvernance découlent de plusieurs constats : l'échec des politiques de relance keynésienne et l'aggravation des déficits publics ; la remise en cause de l'Etat providence et de sa capacité à régler les problèmes sociaux.
A priori, la gouvernance ne se substitue pas au gouvernement tel qu'on le conçoit classiquement. Elle sert à désigner le mode ou la manière de gouverner, tandis que le gouvernement renvoie aux institutions, aux dirigeants. Progressivement, pourtant, la gouvernance va devenir synonyme de réforme profonde de l'Etat, voire de sa remise en cause. Selon la célèbre formule de Daniel Bell, « l'Etat était devenu trop grand pour les petits problèmes, et trop petit pour les grands ».
Dès la fin des années 70, des experts des organisations internationales (Banque mondiale, OCDE) préconisent l'amaigrissement de l'Etat providence, le ciblage des bénéficiaires des politiques sociales, la privatisation de services publics. Ils prônent alors une « bonne gouvernance », soit une nouvelle gestion publique fondée sur une logique entrepreneuriale.
Différentes réformes visant à moderniser l'administration publique sont ainsi mises en oeuvre, dans les pays anglo-saxons d'abord, puis dans les pays d'Europe continentale. En Angleterre, le gouvernement Thatcher privatise les services relevant des services publics ; des cercles de qualité sont mis en place... L'application de la bonne gouvernance s'accompagne d'une redéfinition du rapport entre pouvoir public et administrés. Ceux-ci ne sont plus appréhendés en termes de citoyens mais d'usagers, voire de clients ou de consommateurs.
Aux Etats-Unis, des réformes comparables ont été poursuivies jusqu'aux années 90. En 1993, le vice-président Al Gore présente un rapport intitulé Creating a Gouvernment that Works Better and Costs Less: From Red Tape to Results (« Créer un gouvernement qui travaille mieux et coûte moins cher : de la paperasse aux résultats »). L'enjeu est un « gouvernement réinventé ».
De même, en France, une succession de réformes sont entreprises parallèlement au processus de décentralisation en vue de moderniser la fonction publique, de redéfinir les missions des services publics et les rapports avec les usagers. Mais ce n'est que progressivement et selon une acception différente que la notion sera intégrée dans l'analyse des politiques publiques. En France, la gouvernance reste complémentaire de l'idée de gouvernement ; elle confie à l'Etat un rôle d'animateur ou de médiateur. Dans les pays anglo-saxons, la gouvernance vise un « Etat minimal ». Elle s'inspire de la théorie du public choice, qui voit, dans la multiplication d'agences publiques et privées coopérant sur la base de contrats, la solution aux problèmes de l'action publique. En cela, elle traduit une remise en cause du modèle weberien du gouvernement, fondé sur l'autorité, la hiérarchie et une puissante bureaucratie.
Dans les pays en voie de développement et en transition, l'introduction de la notion de gouvernance s'est effectuée sous la houlette d'organisations internationales (Banque mondiale puis OCDE). Elle fait suite à l'échec des programmes dits d'ajustements structurels. En 1989, la Banque mondiale qualifie la situation en Afrique de crisis in governance. Dans un rapport publié deux ans plus tard (Management Development: The Governance Dimension), elle recommande une gestion du secteur public plus efficace et transparente. De nouveaux programmes visent à restaurer l'Etat de droit, à rendre les dirigeants politiques responsables, à équilibrer les dépenses publiques, à améliorer les méthodes de comptabilité et de vérification des comptes, à décentraliser les services publics, etc.
Pour de nombreux observateurs, parler en termes de gouvernance permet à ces organisations internationales, n'ayant en principe aucun mandat pour le faire, de traiter de questions politiques. « En parlant de "gouvernance" plutôt que de "réforme de l'Etat" (...), les banques multilatérales et les organismes de développement ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques internes d'Etats souverains. 1 »
Depuis lors, la notion s'est très largement diffusée chez les experts et les politiques (récemment, le président de la République française exhortait les pays d'Afrique à adopter « une bonne gouvernance »). Il est vrai qu'elle laisse la possibilité d'imaginer une « troisième voie » entre la coordination des échanges par le marché et la coordination étatique.
Gouverner la ville
Parallèlement aux réformes de l'administration publique, la notion de gouvernance a aussi servi à rendre compte des transformations du pouvoir local et de ses rapports avec le pouvoir central.
A l'origine de cet usage, il y a les réformes entreprises en Angleterre à partir de l'arrivée des conservateurs en 1979. Dans ce contexte, la gouvernance traduit une réforme des pouvoirs locaux à l'initiative du pouvoir central. Elle sert alors à promouvoir l'idée de partager, de mettre en commun les compétences, les ressources de l'Etat et des acteurs publics et privés, institutionnels ou associatifs. Comme la bonne gouvernance, l'urban governance implique l'effacement des frontières entre les secteurs public et privé. Dans les années 80, le lancement d'un vaste programme de recherche devait assurer sa diffusion dans les sciences sociales anglo-saxonnes.