Gouverner à l'ère de la décentralisation

Décentralisées, les collectivités locales françaises ont acquis une large autonomie. Mais la complexité institutionnelle du système les oblige souvent à coopérer. Paradoxe : cela exacerbe les rapports de force et les logiques de concurrence.

Régulièrement évoqué dans la presse et dans le discours des édiles eux-mêmes, le « malaise » des élus locaux a de quoi surprendre. La politique de décentralisation, amorcée au début des années 1980, était justement censée les libérer des pesanteurs institutionnelles d’un État réputé « jacobin ». De fait, les libertés locales n’ont cessé de se renforcer au fil des années par une série de lois et de révisions constitutionnelles qui ont fini par consacrer, en 2003, « l’organisation décentralisée » de la République. Mais cette évolution coïncide avec une complication de l’exercice des fonctions électives et, en même temps, une relative concentration du pouvoir dans les mains des élites locales.

 

Des libertés locales accrues

Pendant longtemps, le pouvoir des autorités locales a été réduit à une dimension essentiellement administrative et exécutrice. Il était considéré comme un pouvoir résiduel, au mieux « périphérique (1) », ayant la capacité d’apprivoiser une règle de droit élaborée nationalement. Pourtant, les autorités locales ont su très tôt conquérir des marges de manœuvre au sein de l’État français. D’une part, elles se sont organisées, par le biais associatif (Association des maires de France), en lobby capable de se faire entendre dans les arcanes nationaux (2). D’autre part, elles ont pris, sans attendre la décentralisation de 1982-1983, des initiatives pour résoudre certains problèmes d’action publique (logement, hygiène, réseaux d’eau…).

Il n’en reste pas moins vrai que la décentralisation, de l’acte I en 1982-1983 à l’acte II des années 2003-2004, a bouleversé le cadre institutionnel dans lequel elles agissent. Elle a renforcé la libre administration des collectivités territoriales en leur déléguant des domaines d’intervention assumés jusque-là par les autorités étatiques, ainsi qu’en leur confiant des ressources humaines (transferts de personnel) et financières (dotations, taxes). Les mandats politiques locaux ont de fait gagné en visibilité et en attractivité. Dans ce contexte, le rôle des élus locaux s’est transformé. Ceux-ci n’ont plus (seulement) à entretenir des relations avec les autorités de l’État et à négocier avec elles un assouplissement de la règle de droit. Ils sont (aussi) sommés de manifester une capacité de gestion et d’animation de leur territoire par l’élaboration de politiques publiques locales tout en restant en prise avec la population locale.