L’abolitionnisme pénal part essentiellement de l’institution prison dans les années 1970, autant en Amérique du Nord qu’en Europe occidentale. Il naît d’une rencontre entre une criminologie critique, avec des travaux remettant en cause l’efficacité de la prison face au crime ou des réflexions sur le concept de responsabilité individuelle, et d’un mouvement réformiste de la prison qui constatait que la réforme ne pouvait finalement pas avoir les effets escomptés. La question spécifique de la police arrive beaucoup plus tard, essentiellement dans les années 2010 aux États-Unis, avec une rencontre entre les mouvements contre les violences policières et les mouvements radicaux noirs, qui se cristallise avec Black Lives Matter.
Ce mouvement a d’ailleurs une image très nord-américaine.
Il est vrai qu’un mouvement extrêmement fort a émergé à la suite du meurtre de George Floyd en 2020, avec notamment le slogan « Defund the police », « Définançons la police » 1. À mon avis, c’est aussi lié au fait que les méfaits de la police, en matière de meurtres et de violences, sont exacerbés aux États-Unis, que les forces de police y sont davantage ancrées dans les territoires et que les mouvements réformistes y ont été plus vite qu’ailleurs confrontés à l’impasse de la réforme. Mais pour moi, il n’y a pas de différence de nature entre la police aux États-Unis et en France, seulement de degré.
Vous critiquez le « régime ordinaire » de la critique de la police. De quoi s’agit-il ?Parler des dysfonctionnements de la police est extrêmement banal et donne régulièrement lieu à des cycles médiatico-politiques autour de sa violence excessive, de sa militarisation, de son racisme. Nous, abolitionnistes, rompons avec cette critique ordinaire en considérant que la police fait ce pour quoi elle a été créée. On ne peut pas espérer une meilleure police, de la même manière qu’on ne peut pas espérer une meilleure prison : ces institutions sont néfastes en tant qu’elles portent préjudice à la qualité de vie en société. Ce « régime ordinaire » de la critique se traduit par de fausses bonnes idées comme la systématisation des caméras embarquées par les policiers, souvent pensée avec de bonnes intentions, mais qui ne réduit pas l’usage de la force et contribue à une augmentation faramineuse des budgets.
Par quelles stratégies passerait une abolition de la police ?Le slogan « Defund the police » s’inscrit dans ce qu’on appelle les stratégies procédurales, selon lesquelles on pourrait atteindre l’abolition en trois grandes étapes : « disempower, disarm, dismantle », soit « affaiblir, désarmer, démanteler ». Certains abolitionnistes prônent au contraire une approche insurrectionnaliste révolutionnaire. Une troisième vision, celle de la désertion, prône la construction d’espaces dans lesquels on se passe de police et du système pénal. Je résume ces voies par trois images courantes dans les écrits militants : une voiture de police recouverte de végétation résume la désertion, une voiture en feu la stratégie insurrectionnaliste, une voiture hors d’état de rouler la stratégie procédurale. Pour ma part, je pense qu’il faut lier ces trois stratégies qui ne peuvent pas se suffire isolément.
Comment traiterait-on les crimes et délits dans un monde sans police ?Les abolitionnistes ne s’inscrivent pas dans le « vigilantisme », l’autodéfense ou un individualisme exacerbé. Pour moi, un monde sans police est d’abord un monde dans lequel on a changé les rapports de domination et de production, une société économiquement plus juste. Des liens sociaux plus forts permettent de répondre collectivement aux préjudices commis entre les individus, avec des approches en termes de justice transformatrice, non punitive, qui cherchent à répondre aux besoins à la fois des victimes, des auteurs, mais aussi des groupes sociaux affectés. Après, en tant qu’abolitionniste, je partage le constat du sociologue norvégien Thomas Mathiesen, qui disait que l’abolitionnisme est par nature inachevé, qu’il ne faut pas le présenter comme un projet clé en main ou quelque chose dont on irait chercher le modèle dans le passé ou des sociétés lointaines.
Camden, la ville qui a réinventé la police
Camden, 70 000 habitants et un taux de criminalité autrefois compris, selon les policiers locaux, « quelque part entre ceux du Honduras et de la Somalie ». Cette ville du New Jersey, dans l’est des États-Unis, incarne depuis une décennie une référence, positive ou négative, des débats sur la refondation des forces de police aux États-Unis. En 2013, cette cité industrielle en crise, rongée par le trafic de drogue, affichait le plus haut taux de crime violent du pays, près de sept fois plus que la moyenne nationale. Elle a alors démantelé sa police pour créer de zéro une nouvelle force à qui il a été demandé d’intensifier ses relations personnelles avec la population (parents d’élèves, commerçants…), sur le modèle du community policing : il s’agissait de faire des policiers des protecteurs plutôt que des combattants, et de combattre la délinquance par des systèmes automatiques de collecte d’informations (caméras, micros, lecteurs de plaques d’immatriculation…).
En dix ans, le taux de crime violent a chuté de moitié dans la ville, notamment prise pour modèle par Barack Obama au moment d’annoncer une réforme de la police.
Mais ce bilan suscite de fortes critiques chez les abolitionnistes de la police, qui voient dans le « modèle de Camden » un encouragement à la dénonciation de tous par tous et à la surveillance de masse, ou « e–carcération », au sein d’une « prison à ciel ouvert ».
Source• Brendan McQuade, Pacifying the Homeland. Intelligence Fusion and Mass Supervision, University of California Press, 2019.