Jacques Derrida Le déconstructeur

De Derrida, on ne retient souvent qu’un mot : la déconstruction. 
Mais que se cache derrière ce slogan que personne n’a jamais 
su vraiment définir ? Tentative de décryptage…

Plus qu’un sim­ple philosophe, Jacques Derrida fut une véritable star de l’intelligentsia.

À sa mort, en octobre 2004, toutes les nécrologies rappellent qu’il a été l’un des penseurs les plus traduits, les plus cités et les plus honorés – il fut docteur honoris causa de nombreuses universités – de son temps. Le titre de l’un des films de Woody Allen, Deconstructing Harry (1997), fait même directement allusion à sa théorie de la déconstruction.

Cependant, avoir été l’un des penseurs les plus cités de son époque signifie-t-il qu’on a été le plus lu ? Pas si sûr, et pour une raison simple : l’œuvre de Derrida est hermétique. Ses premiers livres sont d’une aridité propre à rebuter les meilleurs spécialistes. La Voix et le Phénomène (1967), par exemple, est consacré à un thème très pointu : « la question du signe chez Husserl ».

D’autres ouvrages sont déroutants pour d’autres raisons : des titres énigmatiques (Limited Inc., 1990), un vocabulaire complexe (grammatologie, dissémination, etc.), de longues digressions sans plan d’ensemble, etc. À l’extrême, Glas (1974) se présente comme un collage d’extraits de textes d’apparence incohérente. Autant d’éléments qui font de Derrida un sphinx mystérieux dont la production fut aussi considérable – près de 70 ouvrages – que difficile d’accès. Dès lors, comment comprendre son succès ? Est-il vraiment un auteur majeur, incontournable (Emmanuel Levinas n’a pas hésité à le comparer à un nouveau Kant) qu’il faut lire, fût-ce au prix d’un long travail de décryptage, dans l’espoir de saisir la profondeur de sa pensée ? À moins que son succès ne soit dû à cette sorte de charisme magnétique associé à tous les grands penseurs dans l’histoire des idées ? Peut-être y a-t-il une autre expli­cation.

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Une pensée de la déconstruction

Quand vous entendez « Derrida », vous pensez aussitôt à « déconstruction ». C’est son label, son slogan, la marque qu’il a déposée et qui lui a permis de s’imposer sur la scène des idées.

À l’origine, la théorie de la décon­struction s’inscrit dans la filiation de la pensée de Martin Heidegger, qui lui-même s’inspirait de Friedrich Nietzsche et de sa volonté de démolir la tradition philosophique « à coups de marteau ».

« Déconstruire » pour Derrida, c’est s’attaquer aux grands auteurs, de Platon à Georg Hegel, de René Descartes aux structuralistes, qui prétendent tous ordonner et enfermer le réel dans une pensée systématisante. Ces grandes matrices intellectuelles classificatrices seraient en fait basées sur de lourds présupposés. Les doctrines philosophiques découpent le monde en catégories figées et opposées : le réel et l’apparent, l’intelligible et le sensible, l’esprit et le corps, la nature et la culture, l’homme et l’animal. Ces couples d’oppositions qui structurent le langage philosophique et font système renvoient moins à une réalité extérieure qu’à une logique interne propre au discours philosophique.