L'Afrique, un continent d'histoires

Pour parler de l’histoire de l’Afrique, définir l’identité de ses habitants, il faut savoir qui a décidé quels territoires formaient continent, en restituer les passés, et surtout savoir pour qui cela fait sens – pourquoi se dire africain aujourd’hui ?

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• Une histoire à part ?

Mal lue, la question de l’exceptionnalité de l’histoire africaine pourrait heurter. Il ne s’agit évidemment pas ici de reprendre l’antienne européocentriste et raciste selon laquelle les Africains ne seraient entrés dans l’histoire que récemment. L’interrogation porte sur l’entité africaine et sur la nécessité, selon certains, d’une histoire qui devrait être pensée, étudiée, racontée, « à part ». Pourquoi pas « avec » ?

Le découpage du monde a une histoire. C’est vrai pour des entités étatiques, comme la France, dont on sait qu’il est absurde d’écrire une histoire plurimillénaire ; mais c’est vrai aussi pour des entités géographiques dont on aurait tort de croire qu’elles sont naturelles, comme les continents. L’Afrique n’existe pas en soi. Il s’agit d’une construction abstraite qui a été forgée au cours de plusieurs siècles, des géographes grecs du 5e siècle avant notre ère (av. n.è.) jusqu’aux géographes européens du 19e siècle. Ératosthène, au 3e av. n.è., pensait que ces discussions ne servaient qu’à passer le temps ; le croire serait sous-estimer le poids de ces délimitations pour nous désormais familières et nécessaires, mais surtout conventionnelles, et imposées au monde par la colonisation européenne. Pendant longtemps, l’Europe, l’Afrique et l’Asie ont désigné trois parties d’un même continent, devenu l’« ancien » lorsque les Européens ont découvert l’existence d’un autre continent, « nouveau ». Alors que ce dernier fut rapidement baptisé Amérique, dès le début du 16e siècle, l’« ancien », lui, restait anonyme. « Eurasafrique », « Eurafrasie », Afriqueurasie », « Afro-Eurasie » ? Appelons-le Eufrasie. La crase la plus courte et peut-être la plus euphonique, presque un prénom, dit la continuité terrestre d’un espace qu’on a pris l’habitude de disjoindre.

Pour les géographes grecs, les trois parties de l’écoumène, l’Europe, l’Asie et la Libye – car ce n’est que plus tard qu’elle fut appelée Afrique –, étaient délimitées par la mer Méditerranée, et par deux fleuves : le Tanaïs (le Don actuel) entre Europe et Asie, le Nil entre Afrique et Asie. C’était une géographie déterritorialisée, presque hors-sol. L’Égypte, dont l’unité civilisationnelle était très forte, se trouvait donc paradoxalement écartelée entre l’Afrique et l’Asie. Hérodote, dans son Enquête, s’en amusait. Il écrivait que les géographes ne savaient pas compter, car pour intégrer le delta du Nil dans leur schéma ternaire, il aurait fallu créer une quatrième partie du monde.

Abstraite, cette géographie était aussi mouvante. À partir du 16e siècle, consécutivement au contournement de l’Afrique par les navigateurs portugais, ce n’est plus le Nil, mais la mer Rouge qui apparut comme la séparation évidente entre Afrique et Asie. Trois siècles plus tard, le percement du canal de Suez, inauguré en 1869, vint définitivement exciser l’Afrique du reste de l’Eufrasie. Cela venait confirmer l’idée que l’Afrique formait une sorte de bloc monolithique, une masse de terre aux rivages aveugles, repliée sur elle-même, et donc sans histoire. « L’Afrique se présente comme un tronc sans branches », écrivait le géographe Carl Ritter au début du 19e siècle dans sa Géographie générale comparée. « L’Afrique, entourée de tous côtés par la mer, se présente comme un tout isolé, comme une forme de terre complètement séparée des autres et n’existant pour ainsi dire que par elle-même », ajoutait-il. Les géographes mesurèrent la longueur des côtes par rapport à la superficie, les nombres d’échancrures, de saillies, d’îles ; l’Afrique leur apparut trop lisse, dépourvue de tous ces accidents insulaires et péninsulaires qui expliqueraient selon eux le développement historique de l’Europe, ceci ayant conduit à multiplier les interactions possibles. Si on concédait à intégrer le Nord de l’Afrique dans l’histoire méditerranéenne, ne pouvant ignorer l’Égypte pharaonique et l’Afrique romaine, il restait l’Afrique subsaharienne, « noire », au passé ignoré : elle fut longtemps un blanc de la cartographie européenne, plus longtemps encore un blanc de l’historiographie.