Entretien avec Daniel Favre

"L'agressivité, un deni d'émotivité"

Comment expliquer le recours à la violence chez certains élèves ? Comment les enseignants peuvent-ils la désamorcer ?

Comment décririez-vous les élèves violents ?

Dans le cadre de nos recherches, l’hyperagressivité (au-delà de 95/100 sur l’échelle de mesure) a été repérée, à travers différents tests, comme étant fortement corrélée avec l’anxiété/dépression des adolescents. Le jeune violent est souvent un dépressif anxieux méconnu. L’agressivité est généralement plus forte chez les individus dont le mode de traitement dogmatique des informations est dominant (difficulté à accepter les déstabilisations cognitives et l’altérité liée à un besoin très fort de sécurisation). Le comportement violent permet au sujet d’avoir des satisfactions qui pallient un sentiment de vulnérabilité. Il procure ainsi un soulagement temporaire aux angoisses, aux incertitudes. Ces effets anxiolytiques sont tels que le sujet peut finir par développer une dépendance au besoin de dominer autrui.
Avec mon passé de neurobiologiste, j’ai défini la violence comme un mode d’addiction sans drogue. Elle correspond à l’ensemble des comportements résultant des besoins de rendre l’autre faible, inconfortable et impuissant, pour soi-même se sentir fort, confortable, puissant. Son auteur peut ainsi devenir dépendant des endorphines produites par son cerveau et engendrées par ces comportements.
Dans le cas du bullying, par exemple, l’élève recherche à avoir du contrôle sur les autres, à transformer l’autre en objet, de façon à ce que celui-ci envoie les signaux dont il a besoin pour se sentir mieux. Il est entraîné ainsi dans un cercle vicieux : sa faible habileté à interagir socialement l’amène à recourir à des modes de comportements antisociaux, rassurants à court terme mais qui nuisent à l’acquisition de moyens de socialisation épanouissants sur le long terme. Enfin, sa faible capacité à tolérer les frustrations de l’apprentissage le conduit souvent à échouer à l’école.

Comment transformer la violence de ces jeunes ?

« Eh bé ! Tu ressembles de plus en plus à ton écriture ! », avait déclaré un professeur à l’un des adolescents d’un atelier de communication, encore dans tous ses états en rapportant ces mots. Quand on lui demandait ce qu’il avait ressenti, il répondait : « Le besoin de lui exploser la tronche ! » On insistait : « Mais toi, qu’as-tu ressenti ? » Mutisme. Il ne pouvait pas l’exprimer. Trois séances ont été nécessaires en jeux de rôles (d’autres collégiens redisant la phrase du professeur) pour qu’il parvienne à exprimer son sentiment d’humiliation d’avoir été mis en équivalence avec une trace écrite par cet adulte en position d’autorité. Ce faisant, il s’était reconnecté avec lui-même et a pu ensuite s’affirmer par le langage et sans la violence en exprimant à « l’enseignant » ce qu’il avait ressenti.
Plus que les autres, les élèves violents ont tendance à projeter à l’extérieur tout ce qui ne va pas dans leur vie. C’est le monde qui est « méchant », « mauvais », pas eux. En incriminant l’extérieur comme cause de leur mal-être, ils n’ont dès lors aucun moyen de pouvoir être acteurs de leur existence, d’où un sentiment d’impuissance très fort.
Il s’agit d’aider les jeunes violents à identifier leurs émotions, à sortir d’une forme de « coupure émotionnelle ». C’est le déni d’un sentiment de faiblesse qui amène à rechercher du pouvoir sur les autres.

Y a-t-il une différence entre les filles et les garçons ?

Au cours de nos travaux sur les élèves violents, nous avons isolé trois indicateurs prédictifs de la violence :
• un déficit d’empathie, c’est-à-dire de capacité à se représenter ce que l’autre sent et vit, tout en le distinguant de ce que l’on éprouve soi-même ;
• une tendance à la contagion émotionnelle, soit une aptitude biologique à se laisser envahir par l’émotion d’autrui ;
• et, surtout, une tendance à la coupure émotionnelle qui consiste à refouler, inconsciemment, des émotions dont on redoute la souffrance qu’elles peuvent occasionner. En cas de violence, les signaux de souffrance de la victime sont perçus mais ne freinent plus son auteur.
En faisant passer des tests à partir de ces indicateurs, on s’est aperçu que les deux sexes étaient égaux pour l’empathie – contrairement d’ailleurs à ce que sous-tend la littérature nord-américaine. Pour autant, si l’empathie se répartit de la même façon entre les deux genres, la contagion émotionnelle est plus le fait des filles, la coupure émotionnelle plus prévalente chez les garçons. Pour les filles, il s’agit donc d’apprendre à oser être triste même si l’entourage est gai. Oser exister et se manifester en somme.
Chez les garçons, le travail visant la diminution de la violence devra leur montrer qu’avoir des émotions n’est pas honteux mais, au contraire, une source d’information et de puissance.

Comment le professeur peut-il désamorcer l’agressivité des élèves ?

Tout apprentissage est un temps de déstabilisation cognitive et affective pour l’élève. Assimiler des connaissances nouvelles demande, en effet, de remettre en question ce que l’on sait déjà.
Ce dont il faut que le professeur se soucie, c’est que l’élève se sente en sécurité pendant ces périodes de déstabilisation. Pour cela, il faut accompagner le jeune en l’autorisant à se tromper ; qu’il puisse tâtonner, explorer, expérimenter et en l’aidant à accepter ses erreurs et ses doutes. Ce qui est central, surtout, dans la relation maître/élève, c’est de décontaminer l’autorité d’un rapport de domination/soumission.
L’autorité qui permet de faire grandir est l’autorité qui rend auteur, qui définit un cadre, des valeurs, ce n’est pas l’autorité de quelqu’un qui a besoin, pour sa propre sécurité intérieure, que l’élève obéisse. Beaucoup d’enseignants n’ont pas suffisamment travaillé sur leurs émotions : quand les élèves refusent d’obtempérer, ils le ressentent comme une mise en cause affective d’eux-mêmes.
Si l’on veut former un citoyen, ce qui est quand même l’objectif de l’école, ce citoyen doit être capable de dire oui à un moment, et non à un autre. Pour grandir sereinement, l’élève a besoin d’un adulte faillible, qui accepte lui aussi de se tromper, d’un adulte qui lui donne envie d’être adulte, et non pas un adulte qui a besoin que l’autre se soumette.