Quelle a été votre réaction à la publication du livre L’Orientalisme d’Edward Saïd ?
Juste avant sa parution, j’ai lu un entretien avec E. Saïd dans Diacritics, magazine publié par l’université de Cornell (États-Unis), où il exposait les thèses qu’il développait dans son ouvrage. J’ai été assez impressionné, parce qu’en même temps qu’il s’intéressait de près à la philosophie de la rive Gauche de la Seine (Left Bank (1)), il était engagé en faveur de la rive Ouest du Jourdain (West Bank, la Cisjordanie). J’ai été très impressionné par cette double vie et la productivité de ce double engagement en faveur de la pensée théorique et de la politique la plus immédiate, et des tensions qu’il pouvait y avoir entre eux.
E. Saïd montrait que trois siècles de pensée orientaliste avaient offert une vision partielle et tendancieuse de la réalité, de l’histoire et de la vie de l’Orient. Cela n’était pas dû au fait que les orientalistes avaient une représentation erronée de l’Orient, mais au fait qu’ils adhéraient au projet impérial. Ils formulaient un savoir en vue de justifier un pouvoir.
Bien que J. Conrad fût très critique du colonialisme belge au Congo, c’était un conservateur endurci qui croyait fermement en l’idée britannique de l’Empire. Dans Au cœur des ténèbres, il avance que l’Empire n’est pas une simple aventure de pillage et de vol. Pour lui, dans la mesure où il défend une idée d’amélioration, de progrès, de modernité, l’Empire peut être justifié. Malgré les réserves qu’il peut avoir avec l’aventure coloniale britannique, il est dans l’ensemble d’accord avec la politique étrangère du pays. En dépit de cette convergence, il s’est montré capable de démontrer de la manière la plus graphique et pénétrante les abus du colonialisme. Dans ce sens, une idéologie restrictive n’est pas nécessairement aveuglante.
On peut donc identifier un premier genre de textes, ceux qui s’inscrivaient à la suite des Lumières et qui soit défendaient les idées de liberté et d’égalité, soit montraient comment cette tradition, malgré ses principes libéraux, était profondément contradictoire, dans la mesure où ses principes pouvaient être utilisés pour légitimer l’esclavage ou la colonisation. Ces textes étaient très populaires dans le monde colonisé, en Inde notamment.
Les peuples colonisés, ou tout au moins leurs élites, étaient aussi conscients que malgré leur orientalisme idéologique, certains textes coloniaux étaient très utiles pour comprendre leurs propres cultures et leurs sociétés. On dit toujours que les Britanniques ont établi un système de chemin de fer imbattable en Inde. C’est vrai. Mais ils ont aussi apporté des chercheurs. Des spécialistes allemands, français, anglais, ont effectué un travail important dans les domaines de l’archéologie, l’ethnographie et la linguistique du passé indien. Les peuples colonisés étaient conscients de ses apports. C’est là une autre catégorie de textes productifs pour les peuples colonisés.
J’ajouterai que, par le fait qu’ils étaient opprimés, les peuples colonisés étaient des interprètes très subtils des textes coloniaux. Ils étaient capables d’apprécier le travail de John Stuart Mill ou de Jeremy Bentham. Ils cherchaient des principes libéraux avec lesquels ils pourraient contester les vues des colonisateurs, grâce auxquels ils pourraient dire : si votre culture est une culture de citoyenneté, de liberté, de droits, comment pouvez-vous alors nous opprimer ? Les peuples colonisés étaient très conscients de la richesse de la tradition culturelle des colonisateurs. Preuve en est la figure du Mahatma Gandhi, dont les revendications concernant l’indépendance indienne s’appuyaient sur des sources aussi diverses que Thomas Jefferson, le penseur et président américain, J.S. Mill, la Bible, et l’ensemble de la tradition occidentale des libres penseurs. Très souvent le texte colonial fournissait des ressources pour répondre au pouvoir colonial, en insistant sur les principes positifs de liberté, d’émancipation et de citoyenneté.
J’ai défendu l’idée que cet écart, cette ambivalence du discours colonial ouvre un espace à l’hybridité culturelle. Celle-ci, plutôt qu’un simple mélange, comme on la conçoit souvent, est une manière de détourner les injonctions du discours colonial (« soyez comme nous ») en les répétant, en les mimant. Dans cette répétition se glisse cependant un écart. Le mimétisme se mue en camouflage. Les Indiens acceptent de devenir chrétiens pour mieux protéger leurs croyances. L’hybridité est ainsi une manière de négocier avec l’autorité coloniale de manière à produire une contre-autorité.
Propos recueillis et traduits par Xavier de la vega
NOTES
(1) H.K. Bhabha fait ici référence à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la French Theory : les travaux de Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, etc.
(2) E. Saïd, Joseph Conrad and the Fiction of Autobiography, Oxford University Press, 1966.
Juste avant sa parution, j’ai lu un entretien avec E. Saïd dans Diacritics, magazine publié par l’université de Cornell (États-Unis), où il exposait les thèses qu’il développait dans son ouvrage. J’ai été assez impressionné, parce qu’en même temps qu’il s’intéressait de près à la philosophie de la rive Gauche de la Seine (Left Bank (1)), il était engagé en faveur de la rive Ouest du Jourdain (West Bank, la Cisjordanie). J’ai été très impressionné par cette double vie et la productivité de ce double engagement en faveur de la pensée théorique et de la politique la plus immédiate, et des tensions qu’il pouvait y avoir entre eux.
E. Saïd montrait que trois siècles de pensée orientaliste avaient offert une vision partielle et tendancieuse de la réalité, de l’histoire et de la vie de l’Orient. Cela n’était pas dû au fait que les orientalistes avaient une représentation erronée de l’Orient, mais au fait qu’ils adhéraient au projet impérial. Ils formulaient un savoir en vue de justifier un pouvoir.
E. Saïd soumet l’orientalisme à une analyse textuelle. Quelles sont ses innovations dans ce domaine ?
L’idée qu’un champ culturel est régulé et discipliné par des institutions s’inscrit dans une longue tradition. Dans des travaux antérieurs, E. Saïd était déjà très conscient du fait que l’histoire ne se constitue pas seulement en relation avec des objets de connaissance historique mais que les universités, le contexte académique dans lesquelles le discours émerge, le contexte politique plus large des idées et des idéologies jouent un grand rôle dans cette constitution. C’est une idée qu’il explorait depuis longtemps. Son travail s’inscrit dans ce domaine à la suite d’Antonio Gramsci, pour qui le langage et la culture sont saturés de sens et d’intentionnalité politiques. Les analyses de Michel Foucault ont également joué un grand rôle. Mais son inspiration la plus marquante est sans aucun doute Giambattista Vico. Le début de L’Orientalisme est une méditation sur la pensée de ce dernier et sur l’idée que la construction du savoir n’est pas seulement une libre enquête, mais une pratique contrainte par des préjugés, des institutions et du pouvoir.E. Saïd analyse la manière dont le discours orientaliste contraint les interprétations de ceux qui écrivent sur l’Orient. Il défend cependant l’idée que ces contraintes peuvent être productives…
Il défend effectivement l’idée que les contraintes idéologiques d’un discours peuvent également produire une vision pénétrante ; elles n’empêchent pas que l’œuvre de l’auteur puisse mettre en question des idées avec lesquelles il est pourtant en accord. Un exemple central de cela est Joseph Conrad, un écrivain auquel E. Saïd est constamment revenu, depuis son premier livre, déjà consacré à cet auteur (2).Bien que J. Conrad fût très critique du colonialisme belge au Congo, c’était un conservateur endurci qui croyait fermement en l’idée britannique de l’Empire. Dans Au cœur des ténèbres, il avance que l’Empire n’est pas une simple aventure de pillage et de vol. Pour lui, dans la mesure où il défend une idée d’amélioration, de progrès, de modernité, l’Empire peut être justifié. Malgré les réserves qu’il peut avoir avec l’aventure coloniale britannique, il est dans l’ensemble d’accord avec la politique étrangère du pays. En dépit de cette convergence, il s’est montré capable de démontrer de la manière la plus graphique et pénétrante les abus du colonialisme. Dans ce sens, une idéologie restrictive n’est pas nécessairement aveuglante.
Peut-on parler d’une productivité du texte colonial pour les peuples colonisés ?
Certainement. On peut ainsi mentionner les textes qui s’opposaient à la colonisation. Par exemple Common Sense (1776) de Thomas Paine a eu beaucoup de succès à Calcutta pendant le xixe siècle, les gens le lisaient et en ont certainement été inspirés. Les nombreux textes qui s’inscrivaient dans la tradition des Lumières, qui parlaient de liberté, étaient évidemment des sources d’inspiration pour les peuples colonisés. Alors même que l’esclavage existait dans le monde occidental, certains textes le critiquaient. Il serait erroné de considérer l’archive coloniale comme homogène.On peut donc identifier un premier genre de textes, ceux qui s’inscrivaient à la suite des Lumières et qui soit défendaient les idées de liberté et d’égalité, soit montraient comment cette tradition, malgré ses principes libéraux, était profondément contradictoire, dans la mesure où ses principes pouvaient être utilisés pour légitimer l’esclavage ou la colonisation. Ces textes étaient très populaires dans le monde colonisé, en Inde notamment.
Les peuples colonisés, ou tout au moins leurs élites, étaient aussi conscients que malgré leur orientalisme idéologique, certains textes coloniaux étaient très utiles pour comprendre leurs propres cultures et leurs sociétés. On dit toujours que les Britanniques ont établi un système de chemin de fer imbattable en Inde. C’est vrai. Mais ils ont aussi apporté des chercheurs. Des spécialistes allemands, français, anglais, ont effectué un travail important dans les domaines de l’archéologie, l’ethnographie et la linguistique du passé indien. Les peuples colonisés étaient conscients de ses apports. C’est là une autre catégorie de textes productifs pour les peuples colonisés.
J’ajouterai que, par le fait qu’ils étaient opprimés, les peuples colonisés étaient des interprètes très subtils des textes coloniaux. Ils étaient capables d’apprécier le travail de John Stuart Mill ou de Jeremy Bentham. Ils cherchaient des principes libéraux avec lesquels ils pourraient contester les vues des colonisateurs, grâce auxquels ils pourraient dire : si votre culture est une culture de citoyenneté, de liberté, de droits, comment pouvez-vous alors nous opprimer ? Les peuples colonisés étaient très conscients de la richesse de la tradition culturelle des colonisateurs. Preuve en est la figure du Mahatma Gandhi, dont les revendications concernant l’indépendance indienne s’appuyaient sur des sources aussi diverses que Thomas Jefferson, le penseur et président américain, J.S. Mill, la Bible, et l’ensemble de la tradition occidentale des libres penseurs. Très souvent le texte colonial fournissait des ressources pour répondre au pouvoir colonial, en insistant sur les principes positifs de liberté, d’émancipation et de citoyenneté.
Vous avez vous-même analysé un autre aspect de la productivité du texte colonial, dans le domaine culturel…
Effectivement. Le pouvoir colonial ne disait pas seulement « vous êtes différents de nous ». Il disait aussi : « Vous pouvez être comme nous, dans une certaine mesure, mais vous ne serez jamais entièrement comme nous. » Ce principe permettait au pouvoir colonial d’être attractif pour les colonisés – tous ne s’opposaient pas à la colonisation, loin s’en faut ! Certains entrevoyaient dans ce régime une possibilité d’émancipation pour eux-mêmes. Le pouvoir colonial permettait un certain « empowerment ». Mais il maintenait la majorité des colonisés dans un moyen terme, un espace flou où leurs aspirations n’étaient pas récompensées.J’ai défendu l’idée que cet écart, cette ambivalence du discours colonial ouvre un espace à l’hybridité culturelle. Celle-ci, plutôt qu’un simple mélange, comme on la conçoit souvent, est une manière de détourner les injonctions du discours colonial (« soyez comme nous ») en les répétant, en les mimant. Dans cette répétition se glisse cependant un écart. Le mimétisme se mue en camouflage. Les Indiens acceptent de devenir chrétiens pour mieux protéger leurs croyances. L’hybridité est ainsi une manière de négocier avec l’autorité coloniale de manière à produire une contre-autorité.
Comment envisagez-vous l’état actuel des postcolonial studies ?
Le grand succès des études postcoloniales provient du fait qu’elles n’offrent pas seulement des recherches sur l’Inde, l’Afrique ou l’Indonésie, comme peuvent le faire les area studies (les études internationales). Il s’agit d’une méthode de compréhension, d’interprétation, une approche politique et éthique de la culture. L’idée fondamentale des études postcoloniales est à mes yeux la suivante. Au cours des xviiie et xixe siècles, alors qu’une partie du monde créait des nations, des citoyens, des droits de l’Homme, alors que l’Europe produisait ces idées extrêmement importantes et radicales, elle produisait simultanément des savoirs orientalistes, des stéréotypes, des « indigènes », des individus qui se voyaient refuser la citoyenneté. En même temps qu’elle produisait de la civilité, elle produisait de la « colonialité ». Cette contradiction profonde est celle de la modernité elle-même. Et elle demeure manifeste aujourd’hui, dans les contradictions du processus de mondialisation. nPropos recueillis et traduits par Xavier de la vega
NOTES
(1) H.K. Bhabha fait ici référence à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la French Theory : les travaux de Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, etc.
(2) E. Saïd, Joseph Conrad and the Fiction of Autobiography, Oxford University Press, 1966.
Homi K. Bhabha
Né à Bombay, il est professeur de littérature à l’université d’Harvard.
H.K. Bhabha a réalisé un recueil d’entretiens avec Edward Saïd (Edward Saïd: Continuing the conversation, dirigé avec W.J.T. Mitchell, University of Chicago Press, 2005) et publié Lieux de la culture, une théorie postcoloniale, Payot, 2007.