L'anorexie, un fait social

Devenir anorexique. Une approche sociologique.
Muriel Darmon, La Découverte, 2003, 350 p., 24 €.

Quelles sont les pratiques des anorexiques ? Comment les caractériser socialement ? En répondant à ces questions, Muriel Darmon montre la fécondité d'une approche proprement sociologique de cette maladie.

Pour beaucoup de médecins, mais également pour le sens commun, l'anorexie est un phénomène individuel et pathologique, cette double caractéristique constituant une double (bonne) raison de dénier toute pertinence à une approche sociologique de ce sujet, qui doit être réservé aux cliniciens. Tout au plus concède-t-on que la sociologie peut apporter un éclairage intéressant par une approche statistique du phénomène (sous la forme d'une épidémiologie) ou une analyse des « discours sociaux » qui favoriseraient l'anorexie (l'évolution du statut de la femme, le culte de la maigreur dans la mode...). Mais s'intéresser aux anorexiques elles-mêmes, il ne saurait en être question.

C'est pourtant ce qu'entreprend Muriel Darmon dans Devenir anorexique. Une approche sociologique. Dans la lignée d'Emile Durkheim et de son analyse du Suicide (1897), elle refuse le « Yalta épistémologique » qui attribue le psychologique à la psychologie et le social à la sociologie, en rappelant qu'« il n'y a pas d'objets propres à la sociologie, mais [qu'] il n'y a pas d'objets qui lui soient interdits, seulement des objets qui lui sont socialement étrangers ». Pour s'attaquer à cet objet sociologiquement improbable, elle met en oeuvre une démarche innovante, en combinant deux approches réputées incompatibles dans la discipline : l'approche interactionniste et l'approche en termes de dispositions et d'espace social, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu.

La sociologie interactionniste de la déviance, telle que l'ont pratiquée des auteurs comme Howard Becker (Outsiders, 1963) ou Erving Goffman (Asiles, 1961), a démontré que le caractère pathologique d'un comportement, loin d'être un obstacle, est une invitation au regard sociologique. Ce dernier ne prétend pas ramener la pathologie à une cause sociale, mais « mettre entre parenthèses la distinction entre le normal et le pathologique [...] et la prendre pour objet en tant que question d'assignation et d'imputation : il s'agit en effet d'identifier les processus par lesquels des comportements vont être identifiés comme déviants et les chronologies dans lesquelles s'inscrit cet étiquetage ». C'est ce à quoi s'attelle M. Darmon dans un premier temps, à partir d'entretiens et d'observations réalisés principalement dans plusieurs services psychiatriques (et ce n'est pas le moindre mérite du livre que de revenir longuement sur les problèmes méthodologiques qui découlent de cette contrainte). Elle décrit l'anorexie comme une « carrière », c'est-à-dire, au sens interactionniste, un processus dans lequel s'engagent certaines personnes, et qui comporte plusieurs étapes ou moments. La sociologue dégage ainsi quatre grandes phases, avec comme fil rouge « la dialectique du "faire" (l'activité anorexique) et du "être fait" (l'imposition normative) ».