L'art est-il décevant ?

De Phidias à Marcel Duchamp, l’art a connu de radicales tribulations que les philosophes ont souvent trouvées critiquables. Mais certainement pas pour les mêmes raisons…

Un objet d’art n’est pas seulement plaisant : il est, par excellence, célébré pour la qualité supérieure qu’il possède. Cependant, toute histoire de la philosophie de l’art commence par une référence incontournable : le philosophe Platon et sa légendaire réserve envers les artistes et leurs œuvres, qu’il qualifiait de trompeuses imitations de la réalité. Était-ce si grave que cela ? Pour Platon, oui, car s’éloigner de la réalité était en somme s’approcher de l’erreur, et peindre, perdre sa vie à d’inutiles travaux. L’un de ses dialogues (1) donne une bonne image de sa pensée.
« Que fait un peintre, demande Socrate, lorsqu’il représente l’image d’un lit ?
– Il ne fait pas l’objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier sans en avoir la réalité.
– Et qu’est-ce qu’un lit ?
– C’est un objet fabriqué par un menuisier.
– Et qu’est-ce que fabriquer un lit ?
– C’est copier dans la matière la forme du lit. »
Et voilà : l’image du lit n’est que l’ombre d’un lit, qui n’est lui-même que l’ombre de l’idée de lit… Deux fois éloignée des idéalités qui, aux yeux de Platon, sont la vérité du monde, l’œuvre d’art ne vaut pas cher : celui qui prétend acquérir un savoir à travers elle n’est qu’un ignorant ou un naïf. Quant à l’artiste, c’est à peine mieux qu’un charlatan. On comprend sans peine pourquoi la république idéale que se construit mentalement le philosophe ne prévoit aucune place pour les peintres et sculpteurs, et seulement une petite pour les « bons poètes ».
On aurait tort cependant de faire de Platon le précurseur des ennemis déclarés de tout art figuratif ou non. On trouve dans son œuvre la preuve qu’il ne condamnait pas l’art en général, mais seulement celui de son temps. Il vit peu après Phidias, le sculpteur de l’Athéna du Parthénon, et au temps de Zeuxis, auteur d’un célèbre motif en grappe de raisin si véridique que les oiseaux tentaient de le picorer. Autrement dit, la mode est à la reproduction la plus fidèle possible du modèle humain ou naturel, canon des arts dits classiques. On organise des concours dont le vainqueur est celui qui parviendra à créer l’illusion la plus forte. C’est cela que Platon n’aime pas : il avoue que pour lui le seul art qui vaille est la plastique archaïque du siècle précédent. Hiératique et rigide, elle ne prétend pas être fidèle à la nature, mais donner à voir l’idéal des dieux et des héros. On comprend donc mieux : Platon n’a pas banni l’art dans sa totalité. Mais sa tendance à n’estimer que l’univers sans partage des concepts, des règles et de la géométrie lui rendait sans doute insupportable la prétention mondaine qu’il voyait derrière la plastique réaliste. De nos jours, il aurait sans doute préféré les « arts premiers » aux peintres pompiers, et Piet Mondrian à Andy Warhol.

L’art face à la raison et à l’histoire


Selon le philosophe Arthur Danto, l’invention de la photographie est responsable du déclin du naturalisme pictural à la fin du xixe siècle. Pourquoi s’obstiner à obtenir à la main ce qu’une simple boîte copie si bien ? En réalité, il est admis que le modernisme artistique a aussi des racines intellectuelles, liées aux Lumières et au romantisme. Représentatifs de cette transition moderniste, les philosophes Emmanuel Kant et Georg Hegel considéraient déjà l’œuvre d’art comme une expression de l’intention du peintre, comme on pouvait déjà l’apprécier chez le romancier, le musicien. Bien que l’académisme régnât en maître, la représentation fidèle de la nature n’était déjà plus la mission essentielle de l’art, ni son unique critère de qualité. Habités par leur auteur, le tableau, la sculpture devaient être dénués d’autre fin que d’émouvoir l’œil et susciter le partage esthétique.
Y avait-il là de quoi appeler la réserve des philosophes ? C’est un fait, mais l’avis est moins sévère que celui de Platon. Kant convient que l’art ne consiste pas à reproduire la nature par une technique habile. Sa qualité tient au génie de l’artiste, qui est une faculté naturelle : c’est lui qui nous émeut. Oui, mais voilà : l’appréciation du beau n’est pas une connaissance. L’art appelle le jugement de goût : c’est son domaine propre, il existe, et on devra le respecter dans la mesure où il recèle une certaine harmonie. Mais ce n’est pas le but du philosophe que de s’en tenir là : le bien moral et le vrai sont ses ambitions. Curieusement, Kant affirme que la contemplation de la nature présente un caractère non seulement esthétique mais moral plus élevé que celui d’un tableau. La nature est sans artifice : elle est par excellence l’objet du jugement esthétique le plus pur. Ce n’est pas le cas de l’œuvre d’art qui mêle aux données de la nature les intentions humaines. Sa beauté est donc moins pure. Kant estime en outre que la contemplation de la nature manifeste l’accord entre elle et nos facultés de connaissance. Celui qui y prend plaisir est moralement meilleur que l’amateur d’art « vaniteux, obstiné, livré à de pernicieuses passions ». On n’est pas si loin de la méfiance platonicienne… Quant au grand Hegel, il est a priori moins réticent : l’art, écrit-il, est, dans le meilleur des cas, le lieu de rencontre réussi de l’idée et de la figure. Ne cherchons pas à savoir exactement ce qu’il entend par là : pour lui, l’art manifeste un mouvement de la pensée vers la connaissance, vers le spirituel. A priori, donc, pas de raison de s’en méfier. Cependant, Hegel nous invite à préparer le deuil des beaux-arts. Car l’art – comme la religion – n’est pour Hegel qu’un moment de l’histoire en marche vers une apothéose finale : l’art ouvre la route au triomphe de l’idée tout en lui faisant obstacle. Lorsque celle-ci se sera imposée, l’art, devenu superflu, disparaîtra tout simplement. On ne devra pas le regretter.