L'art préhistorique, support de mémoire

La préhistoire s’intéresse à des périodes et à des lieux d’où l’écrit est encore absent. Certains vestiges archéologiques ont pourtant un statut particulier puisqu’ils nous révèlent certaines des préoccupations non matérielles des hommes de cette époque.

L’écrit se distingue principalement de l’oral par le fait qu’il permet de garder en mémoire, de conserver ce qui sans lui tomberait dans l’oubli, que ce soit le récit d’un événement, le dénombrement d’une quantité, un rappel cérémoniel, une généalogie… Les hommes du Paléolithique supérieur ont très tôt disposé des mêmes capacités mnésiques que les nôtres. Ils maîtrisaient déjà des techniques complexes, pour la fabrication de leurs outils par exemple, qui supposaient un long apprentissage ainsi qu’une transmission de compétences de génération en génération. Ces techniques exigeaient des capacités de mémoire de travail et de mémoire à long terme communes à tous les Homo sapiens (1). L’acquisition et la transmission de techniques ne présupposent pas nécessairement l’écrit. On connaît des sociétés de culture largement orale où des techniques complexes se transmettent simplement par monstration. Mais peut-être a-t-il été très tôt nécessaire de fixer d’autres types de savoirs, plus immatériels. Certains graphismes de la préhistoire pourraient-ils correspondre à l’un ou l’autre de ces aide-mémoire ? Ce qui nous intéresse ici est de savoir dans quelle mesure les hommes d’avant l’écrit ont fixé d’une manière ou d’une autre leurs connaissances, leurs savoirs, leurs mythes sur un support graphique, qu’il soit pariétal ou mobilier.
Certains auteurs, confrontés à des objets paléolithiques striés ou encochés, ont suggéré qu’il s’agissait de calendriers, de systèmes de notation ou de marques de chasse défendue. C’était le cas par exemple d’Alexander Marshack (fig. 1). Mais on sait aujourd’hui, grâce à des observations à très fort grossissement, que ces marques ont été faites en une seule fois et avec le même outil, en une succession rapide de gestes. Il ne peut donc pas s’agir d’une série d’encoches faites au fil des jours, à mesure que les lunaisons se succédaient ou que les trophées de chasse s’accumulaient. Du reste, si les traits gravés représentaient des éléments graphiques susceptibles d’être dénombrés, ils devraient constituer une série discrète dont l’œil pourrait aisément isoler les éléments successifs. Or, ils se juxtaposent souvent au point qu’il est difficile de les compter. Cette difficulté à isoler et décompter les marques permet de réfuter également l’hypothèse selon laquelle ces traits seraient les éléments d’une écriture. Identiques et non dénombrables à l’œil nu, ils ne peuvent être porteurs d’un signifiant phonétique, syllabique ou logographique (2).
Il est vraisemblable que ces objets striés et encochés ont été regroupés un peu vite dans une même catégorie. Ils peuvent très bien avoir des significations différentes. Il est même possible que certaines encoches soient simplement fonctionnelles : les supports en os ou en bois de cervidés régulièrement crantés sur leur bord étaient peut-être des racleurs, instruments de musique dont le son est produit par friction avec une baguette.

Un système complexe de signes partagés

L’art paléolithique est essentiellement composé de deux sortes de figurations. Il y a d’abord des figurations réalistes, en général des animaux plus ou moins stylisés. Ensuite, on trouve des graphismes plus abstraits – du moins à nos yeux – que les préhistoriens ont coutume d’appeler « signes ». La représentation des espèces animales ne se faisait pas au hasard et certaines étaient plus fréquemment présentes que d’autres. Ainsi, le bison et le cheval sont plus souvent figurés que les autres mammifères. Les espèces chassées et consommées n’étaient pas les plus représentées : par exemple, le renne, gibier de prédilection des Magdaléniens, est peu figuré. Certains animaux sont peu ou moyennement présents dans la plupart des grottes, mais sont majoritaires dans d’autres. Ainsi, le mammouth est surabondant à Rouffignac (158 figurations), les félins, les rhinocéros et les ours foisonnent à Chauvet, où ils sont représentés parfois en troupeau. Tout cela suggère que le choix n’avait rien d’arbitraire et que la figuration de telle ou telle espèce animale avait valeur de signe. Il est pour nous presque impossible d’approcher la signification de ces graphismes – même lorsqu’ils sont figuratifs – pour plusieurs raisons. D’abord, parce que leur sens a dû évoluer : comment concevoir que la signification de cet art n’ait pas bougé pendant des dizaines de milliers d’années ? Rien ne garantit que la représentation d’un cheval aurignacien (- 30000) ait eu la même signification que celle d’un cheval magdalénien (- 15000).
Les signes sont encore plus difficiles à comprendre. En revanche, même si la clef nous échappe, on est dans ce cas certain qu’il s’agit bien d’un système sémiologique. En effet, cet art a eu suffisamment de permanence pour que l’on retrouve dans des grottes parfois éloignées de plusieurs dizaines de kilomètres des signes complexes identiques. Ainsi, des « accolades » connues dans le Lot, à Cougnac et à Pech-Merle, ont également été observées sur la paroi de la grotte du Placard, en Charente, à 130 kilomètres au nord-ouest à vol d’oiseau. (fig. 3, 4 et 5). Ces signes avaient un sens, pense-t-on, partagé par plusieurs personnes, que ce soient les artistes ou une communauté tout entière. En effet, si des signes très simples (bâtonnets, points) peuvent se retrouver sur les parois de plusieurs grottes par simple convergence, pour des signes complexes, cette probabilité est faible. On doit alors admettre que leur sens était partagé par des personnes éloignées dans le temps et l’espace. Quel qu’ait été le signifié, on peut au moins dire que les hommes l’avaient jugé digne d’être fixé, au moyen d’une représentation apposée sur un support, objet ou paroi.

(1) S.A. de Beaune, , CNRS, 2008.(2) F. D’Errico, , CNRS, 1994.(3) M. Lorblanchet, « De l’art pariétal des chasseurs de rennes à l’art rupestre des chasseurs de kangourous », , vol. XCII, n° 1, 1988.(4) M. Lorblanchet, , Errance, 1995.(5) R. White, , La Martinière, 2003.(6) N. Aujoulat, , Seuil, 2004.(7) S. Villeneuve et B. Hayden, « Nouvelle approche de l’analyse du contexte des figurations pariétales », S.A. de Beaune (dir.), , CNRS, 2007.