Parmi les sagesses orientales, le bouddhisme bénéficie d'un succès d'estime remarquable depuis au moins dix ans, et notamment depuis l'attribution du prix Nobel de la paix au dalaï-lama, transformé en icône vivante, non seulement du bouddhisme tibétain, mais du bouddhisme tout court. Cette image très positive du bouddhisme, mesurée par diverses enquêtes 1, est attachée de façon prépondérante à sa variante tibétaine et a donné lieu à une certaine médiatisation (interviews et dialogues avec le dalaï-lama et avec d'autres lamas réchappés du Tibet, oeuvres cinématographiques...). Par comparaison, l'audience des sagesses tirées du Vedanta indien ou de la voie taoïste chinoise, qui s'expriment dans des formes moins institutionnalisées, demeure discrète.
Des idolatries à la sagesse athée
La faculté qu'a toujours aujourd'hui le bouddhisme d'être présenté par ses propagateurs - et reçu par le public - comme une sagesse, ou encore comme une voie de développement personnel, plus que comme une religion, n'est sans doute pas étrangère à sa capacité à mobiliser un capital de sympathie très large. Ce débat sur la nature du bouddhisme, récurrent depuis le xixe siècle, s'enracine dans une découverte tardive et partielle de cette tradition : les historiens de l'appropriation du bouddhisme par l'Occident 2 soulignent que les orientalistes, en l'abordant par le biais des textes, l'ont généralement réduit à une sagesse, sinon une « sagesse athée », et ont considéré ses aspects religieux comme des superstitions ou des concessions aux demandes populaires. Inversement, les missionnaires et les explorateurs, qui avaient affaire au bouddhisme tel que pratiqué par les masses asiatiques, croyaient être en présence de cultes locaux (ou d'« idolâtries » dans leur langage) sans rapport les uns avec les autres : l'unité du bouddhisme était tout simplement inaperçue.
Les historiens qui étudient les raisons de l'attirance des Occidentaux pour le bouddhisme depuis son introduction durant le dernier tiers du xixe siècle soulignent une certaine persistance aujourd'hui de schémas déjà prégnants hier 3. Au début du xxe siècle en effet, la séduction bouddhique se déclinait selon trois axes principaux, bien distincts mais pas toujours exclusifs l'un de l'autre. On trouve d'abord l'idée d'un enseignement perçu comme rationaliste, compatible avec la démarche scientifique et avec l'évolutionnisme. On y voyait, en somme, une alternative philosophique orientale au dogmatisme des religions occidentales. Le goût romantique pour une sagesse exotique puisée aux cîmes himalayennes ou aux rivages japonais a joué aussi son rôle. Enfin, en troisième lieu, l'attirance pour une gnose tout à la fois mystique et pratique, telle qu'elle a pu être construite par le courant théosophique au début du xxe siècle, a suffi à faire le reste. Elle est responsable notamment de la popularisation de l'idée de réincarnation.
Aujourd'hui, romantisme et ésotérisme interviennent aussi dans l'attirance pour le bouddhisme tibétain 4. Pour bon nombre de bouddhistes, l'oeuvre abondante et imaginative du lama Lobsang Rampa - pseudonyme exotique d'un journaliste britannique - a joué le rôle de sas d'entrée. Par ailleurs, la recherche d'une compatibilité entre la science et le bouddhisme continue de faire réfléchir, y compris certains scientifiques éminents comme le neurologue Francisco Varela ou l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan 5. Là où le changement par rapport au passé est net, c'est dans le mode d'appropriation du bouddhisme qui, de simple adhésion intellectuelle, s'est transformé en un engagement, parfois intense, dans des pratiques comme la méditation assise. Bien sûr, l'arrivée en Occident de nombreux maîtres et instructeurs orientaux, à partir de la fin des années 60, la multiplication des centres de pratique et celle des temples qui s'inscrivent dans le paysage surtout depuis les années 80, ne sont pas étrangers à cette transformation du bouddhisme français.