L'écriture au quotidien

De la liste des courses au journal intime, de l'agenda griffonné au courrier électronique, l'écrit est présent partout dans le quotidien. Comment ethnologues et sociologues analysent-ils ces pratiques ordinaires ?

Au xixe siècle, les premiers registres électoraux étaient souvent signés par une croix en face du nom de ces nouveaux électeurs que le suffrage universel venait d'instituer citoyens. Mais les démocraties naissantes ont très vite paré à cet inconvénient : depuis que l'école est devenue obligatoire, le commun des mortels a pu s'approprier, en même temps que la lecture, la pratique de l'écriture. A tel point que ceux qui en sont démunis sont aujourd'hui désignés par des vocables spéciaux : analphabètes, illettrés...

Nous vivons dans des sociétés de l'écrit. La littérature, considérée comme la part « noble », a son champ d'études particulier. Mais, en amont - ou en aval ? - de l'exercice littéraire, notre vie fourmille de pratiques « ordinaires » d'écriture : remplir un formulaire, noter une information sur notre agenda, griffonner une liste de courses sur un dos d'enveloppe déchirée ou étiqueter dans maints endroits de notre espace privé ces merveilleux petits Post'it des temps modernes... La correspondance, il est vrai fortement concurrencée par le téléphone, mais aujourd'hui remise au goût du jour grâce au courrier électronique, la rédaction de notes de voyage, de journal de bord ou les écrits intimes, tous ces actes d'écriture témoignent d'une identité du scripteur et intéressent sociologues et ethnologues.

Le besoin de s'y retrouver

Jean-Pierre Albert 1, anthropologue à l'EHESS, s'est penché sur ces « écritures domestiques » qui jalonnent la vie privée aussi bien que l'existence sociale.

Il raconte le cas de Pierre, 50 ans, ingénieur, marié, deux enfants, dont la maison est remplie de carnets et de fiches : ce qu'il faut emporter en camping, les dates et les lieux d'achat des biens d'équipement, les consignes d'utilisation et d'entretien pour la machine à laver et autre tondeuse à gazon, mais aussi les albums aux photos datées, légendées et ailleurs, les circonstances de la prise de vue, les réglages techniques utilisés... Dans cette « maison aux écritures » se retrouve comme un concentré des usages de l'écriture domestique : « Noter ce que l'on ne veut pas oublier, telle est une des plus fortes motivations de l'écriture domestique et professionnelle », explique J-P. Albert, qui ajoute : « La force de l'écrit réside d'abord dans la capacité à donner une existence objective à nos pensées. »

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Ces petits rouleaux de papier accrochés au mur de la cuisine, ces agendas et ces carnets d'adresses qui traînent vers le téléphone ou dans les tiroirs témoigneraient, selon les ethnologues, d'un besoin de récapituler, totaliser, classer l'information pour s'y retrouver dans le monde et dans sa vie.

Programmer est aussi une nécessité ressentie par beaucoup : les femmes, auteurs prolixes de l'écriture domestique, sont 75 % à déclarer tenir un recueil de recettes de cuisine (contre moins de 30 % des hommes). Suivent dans le désordre et la plus grande diversité selon les foyers, des listes de livres à lire, de cadeaux susceptibles de plaire à des proches, de spectacles à voir, d'inventaires des produits du congélateur, des vins de la cave ou des gros entretiens périodiques de la maison, de carnets de bricolage...

Si les dernières pages du carnet de chèques, et aujourd'hui pour certains, l'ordinateur, permettent de contrôler ses finances, qui n'a trouvé dans une maison de famille ces solennels livres de compte, à la couverture cartonnée et au format particulier, aux pages numérotées et rayurées en colonnes ? Face aux anonymes tickets de supermarchés dont la longueur est à l'image de la profusion de nos sociétés de consommation, la précision des dépenses, souvent succintes, y était attendrissante. « Mardi : une livre de beurre, 3 francs », et... c'est tout. Mais souvent, ces registres, tout comme nos agendas modernes, sont devenus journal de bord (« jeudi : Louis est venu couper le bois »), recueil d'anecdotes (« Baptiste est tombé de son vélo ») et même journal intime... De l'« instance du collectif » à « la sphère de l'intimité », le glissement est fréquent et les frontières mouvantes...