Les sociétés contemporaines sont aussi des sociétés de croyances. Les représentations religieuses du monde ont sans doute, ici ou là, perdu du terrain, mais dans le même temps ont émergé de nouvelles formes de spiritualité, des croyances inédites (comme celle affirmant que notre planète est visitée par des extraterrestres), des rumeurs technophobiques, des croyances pseudoscientifiques, des idéologies politiques diverses, etc. En d'autres termes, les croyances se métamorphosent sans cesse et, lorsqu'elles tendent à disparaître ici, ne manquent jamais de resurgir là.
Les destins de l'homme et de la croyance ont été intimement liés jusqu'à présent. L'inhumation des corps à la période préhistorique, par exemple, atteste probablement que l'humanité a, très tôt, élaboré des systèmes de croyances. Cependant, n'est-il pas étonnant qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui, alors même que l'humanité a beaucoup progressé dans la connaissance de son environnement ? Ne peut-on penser que l'extension du champ de la connaissance ne conduise à la faillite de l'empire des croyances ?
Science contre croyance ?
La thèse de la disparition progressive des croyances face au progrès de la science fut défendue aux xixe et xxe siècles. Les progrès remarquables de la science semblaient, pour beaucoup, de nature à résoudre les problèmes de l'humanité et à la libérer de son carcan de croyances. Certains, comme Sigmund Freud 1, en appelaient même à une dictature de la raison : « Puisse un jour l'intellect - l'esprit scientifique, la raison - accéder à la dictature dans la vie psychique des humains ! Tel est notre voeu le plus ardent. » Dans quelques disciplines, d'aucuns pensaient même que le processus de connaissance était presque achevé. C'est cette ambition que lord Kelvin confessait pour les sciences physiques, ou lord Acton pour les disciplines historiques, par exemple.
Si l'on tentait aujourd'hui de répertorier ce qui fait question en sciences physiques, par exemple, on dénombrerait un nombre de zones d'obscurité beaucoup plus important qu'au xixe siècle. Ce qui revêt a priori la forme d'un paradoxe : comment la connaissance et l'« inconnaissance » peuvent-elles progresser de concert ? Cette apparente contradiction fut examinée avec élégance par Blaise Pascal. Si la connaissance est une sphère, explique-t-il, sa surface est en contact avec ce qu'elle ne contient pas, c'est-à-dire l'inconnu, de ce fait, à mesure que la connaissance progresse et que la surface de cette sphère fait de même, l'aire en contact avec l'ignorance ne cesse de progresser elle aussi. En réalité, ce n'est pas tant l'ignorance qui croît symétriquement à la connaissance, que la conscience de ce qui est inconnu, c'est-à-dire encore, la conscience du manque d'information qui caractérise notre appréhension de certains sujets.
La science n'est donc pas en mesure de réduire à rien la sphère des croyances, pour cette première raison qu'elle élargit le domaine du concevable, ce qui est de nature à engendrer de nouvelles croyances. Par exemple, la découverte que la Terre n'est pas au centre de l'univers, pas plus que notre système solaire ou notre galaxie, qu'il existe d'autres planètes et, conjointement, la possibilité de concevoir des engins volants, ont rendu concevable l'existence d'extraterrestres capables de venir éventuellement jusqu'à nous. Cette croyance remarquable de notre contemporanéité est en quelque sorte rendue possible par le développement de la science.
Une deuxième raison importante de l'inaptitude de la science à faire disparaître définitivement les croyances est qu'elle n'est pas en mesure de répondre à certaines questions, en particulier celles de la métaphysique. La science peut, bien entendu, contribuer à discréditer telle ou telle structure argumentative religieuse, mais elle ne peut, par exemple, répondre à aucune des questions portant sur le sens de la vie.
Une dernière raison est que la science inspire au sens commun des croyances inédites, en raison de la complexité de ses énoncés. En effet, ces derniers sont souvent mal interprétés par le quidam, car leur compréhension complète nécessite une formation difficilement accessible à la plupart d'entre nous. De ce fait, la vulgarisation de ces disciplines est largement métaphorique et a toutes les chances de donner lieu à des interprétations qui constituent un terreau idéal pour la croyance. Par exemple, on présente souvent le système atomique comme composé d'un noyau autour duquel graviteraient des particules élémentaires. Cette métaphore fait inévitablement penser à un système solaire ; de là, certains ont voulu voir un argument scientifique pour conforter l'ancienne croyance ésotérique selon laquelle le macrocosme et le microcosme seraient des réalités semblables mais d'échelle différente. Par ailleurs, les technologies que la science permet de développer génèrent toutes sortes de légendes inédites. La radioactivité, le téléphone portable, les fours à micro-ondes, etc. sont au coeur des rumeurs contemporaines. Certaines d'entre elles, par exemple, affirment qu'un cuisinier, passant trop souvent devant un four à micro-ondes, serait mort, ses reins ayant cuit progressivement à son insu ! Ainsi, la science ne fait donc pas toujours reculer les frontières de l'empire des croyances, elle les rend plutôt polymorphes, insaisissables et, assez souvent, permet leur renouvellement.