L'engagement des intellectuels au XXe siècle

Depuis l'affaire Dreyfus, les intellectuels français ont été présents dans toutes les luttes où la pensée et l'écriture pouvaient être utilisées comme des armes.

13 janvier 1898. Emile Zola vient encore de faire parler de lui. Il est, avec Maurice Barrès, l'un des écrivains les plus célèbres de son temps, et en même temps l'un des plus controversés. Le succès public que lui a assuré la saga des Rougon-Macquart ne s'est pas accompagné, loin s'en faut, de l'estime de ses pairs. Littérature d'égouts, disent certains. Aux yeux de beaucoup, sa vie privée ne vaut pas beaucoup plus cher. Il faut dire que le ménage à trois qu'il forme avec sa femme légitime et leur jeune lingère n'est pas propre à lui attirer l'indulgence des bien-pensants...

Mais ce jour-là, il franchit un pas supplémentaire. En s'attaquant, dans un article au titre tonitruant - « J'accuse... » -, aux plus hautes autorités civiles et militaires, qu'il considère comme complices d'un déni de justice, il commet l'irréparable. On n'embastille plus les écrivains. Mais il reste la cour d'assises, à laquelle il n'échappera pas. La légende des écrivains sacrifiés sur l'autel de la justice et de la vérité peut commencer. Et avec elle, le dur travail des historiens, qui ne manqueront pas de mythes en tous genres à déconstruire pour, du travail de mémoire, faire sortir une véritable histoire des intellectuels.

« J'accuse... »

Revenons sur le contexte du célèbre « J'accuse... ». Depuis l'automne 1897, le verdict par lequel le conseil de guerre, trois ans auparavant, a condamné le capitaine Alfred Dreyfus pour trahison, ce verdict est publiquement remis en cause. La principale preuve - un document prétendument signé de la main d'A. Dreyfus - est douteuse et des voix s'élèvent pour demander la révision du procès. En vain. La campagne de presse, menée en particulier par un petit groupe d'écrivains d'avant-garde regroupés autour de La Revue blanche, piétine. L'article d'E. Zola donne un coup d'accélérateur au mouvement. L'affaire Dreyfus devient l'affaire Zola. A la suite d'une plainte du ministre de la Guerre, l'écrivain, nous l'avons vu, est convoqué en cour d'assises le mois suivant.

La polémique ne tarde pas à s'étendre à l'ensemble du pays. Dans la plupart des grandes villes, on assiste à de bruyants défilés au cours desquels on conspue E. Zola et les juifs. A Alger, ont lieu de véritables pogroms. Mais des pétitions se multiplient dans la presse, qui approuvent la démarche du romancier et réclament la révision du procès. La composition des listes parle d'elle-même. On trouve des professeurs d'université (Célestin Bouglé, François Simiand, Emile Durkheim...), des étudiants (le jeune Charles Péguy), et enfin des écrivains, consacrés (Anatole France) ou débutants (Marcel Proust et André Gide). Aux noms des signataires sont juxtaposés leurs titres universitaires : « licencié ès lettres », « licencié ès sciences », « agrégé de l'université ». Rapidement, le terme d'« intellectuel », jusqu'alors très peu usité en dehors de quelques publications d'avant-garde, s'impose pour désigner le mouvement. Il est employé avec fierté par les intéressés eux-mêmes, tandis que leurs adversaires, qui ne tardent pas à monter au créneau à la suite de M. Barrès, l'utilisent comme un repoussoir.

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Qu'est-ce qu'un intellectuel ?

Les historiens s'entendent généralement pour définir l'intellectuel comme un professionnel du savoir ou de la culture ayant acquis une notoriété dans son champ de spécialité, et qui use, et parfois abuse, de cette notoriété pour exercer un magistère moral dans la vie de la Cité. L'intellectuel, selon cette définition, n'est pas tant un intellectuel par la profession qu'il exerce, mais par son engagement. C'est l'engagement qui fait l'intellectuel. E. Zola, en ce sens, ne fait pas oeuvre d'intellectuel en écrivant Les Rougon-Macquart mais en prenant la défense d'A. Dreyfus. Cette posture qui consiste à exploiter une position dans le champ culturel pour investir le champ politique est déjà ancienne au moment où ceux que l'on commence à appeler les intellectuels entrent en lice. On la trouve déjà chez Voltaire. L'article « Gens de lettres » qu'il publie dans l'Encyclopédie est de ce point de vue très parlant 1. L'idéal du sage retiré du monde y est relégué au rang des fantaisies désuètes. A la figure du savant cultivant la connaissance désintéressée des choses passées doit se substituer la figure nouvelle du philosophe « qui détruit les préjugés dont la société est infectée ». Et quand Voltaire prend la défense de Jean Calas, il déclare sans ambages qu'à la différence de Rousseau, qui écrit par plaisir, lui écrit pour agir... Il adopte ainsi une posture qui s'apparente déjà à celle des littérateurs de combat qui ont marqué notre siècle. La tendance

se poursuit après lui. Le

xixe siècle verra ce que Paul Bénichou, en un livre célèbre, a appelé « le sacre de l'écrivain »2, élu nouveau clerc des temps modernes. La nouveauté de l'affaire Dreyfus n'est donc pas tant dans la posture des savants et des hommes de lettres qui s'engagent, mais dans l'écho que leur initiative rencontre.

écrire pour agir

On a vu que l'article de E. Zola met le feu aux poudres avec une rapidité qui étonne. La réaction ne se fait pas attendre, et elle n'émane pas seulement des élites politiques et culturelles. Elle s'exprime dans la rue, sous les cris de foules haineuses. En face, les intellectuels écrivent des articles et signent des pétitions. Cette participation active de toutes les couches de la société est indissociable du processus de démocratisation qui accompagne la stabilisation de la IIIe République, à partir de la décennie 1880.

Divers facteurs permettent d'expliquer la réaction populaire :

1) L'élargissement du droit de suffrage. En devenant universel, le droit de vote élargit le cercle des citoyens susceptibles de développer des opinions politiques et de réagir à l'événement.

2) L'enracinement d'un esprit civique, qui s'alimente à deux sources : l'école primaire obligatoire, qui transmet les valeurs de la république et les savoirs élémentaires, en particulier la lecture ; la presse d'opinion, qui récupère en retour les lecteurs que l'école publique a formés - les deux canaux s'alimentent l'un l'autre. L'affaire Dreyfus a lieu alors que la presse quotidienne connaît une véritable explosion. Citons seulement quelques chiffres parmi les plus éloquents. En 1871, le tirage journalier était de 1 million. En 1914, il est de 11 millions. Les journaux, auxquels il faut ajouter les libelles antidreyfusards, jouent un rôle central au moment de l'affaire. Extrêmement partisans, ils ont une influence considérable sur la perception des événements par le public. Dans ce contexte, les intellectuels, hommes de l'écrit, ont un rôle particulier à jouer.

Les intellectuels, dans l'ensemble, sont peu descendus dans la rue au moment de l'affaire Dreyfus. Un C. Péguy peut bien à l'occasion faire le coup de poing contre des antidreyfusards au Quartier latin, mais pour la plupart, ils mènent alors un combat qui est essentiellement un combat de plumes. Les rassemblements populaires seront pour plus tard, au moment de l'engagement dans les partis socialiste et communiste. A l'époque qui nous intéresse, l'article, la pétition, sont les deux modes d'intervention privilégiés par les intellectuels.