Comment faire l'histoire de la vie intellectuelle ?

Franois Dosse, La Découverte, 2003, 360 p., 24 €.
À la croisée de divers champs de recherche - historique, philosophique ou sociologique -, l'histoire intellectuelle pose des problèmes de méthode. Comment donc l'appréhender sans la réduire ou l'appauvrir ?

La figure de l'intellectuel est en crise. L'affaire semble entendue. Olivier Mongin, directeur de la rédaction de la revue Esprit, en a fait le sombre constat : « La notion d'intellectuel est aujourd'hui inutilisable, l'une des plus fumeuses qui soit. » Force est pourtant de constater que l'histoire des intellectuels, elle, est à l'heure actuelle florissante. L'attestent entre autres la parution d'un Dictionnaire des intellectuels français paru au Seuil en 1996 et le grand succès du livre de Michel Winock, Le Siècle des intellectuels (Seuil, 1997). Le livre de François Dosse vient confirmer le dynamisme de ce champ de recherche dont il veut ici montrer toute la richesse et la diversité en brossant le tableau des multiples perspectives adoptées sur la vie intellectuelle.

L'histoire des idées a longtemps été taboue en France avant les années 80. Elle n'est pas inexistante mais, selon F. Dosse, elle « n'ose pas dire son nom ». L'histoire intellectuelle apparaît en effet comme un objet trop proche de l'individuel et de l'élite pour une histoire qui, dans les années 1960-1970, privilégie la longue durée et les phénomènes de masse. A partir des années 80, pourtant, elle acquiert enfin une certaine visibilité grâce notamment à la création en 1985 du GRHI (Groupe de recherche sur l'histoire des intellectuels) et la parution en 1986 d'un ouvrage désormais classique de Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l'affaire Dreyfus à nos jours. Mais cette histoire n'est pas en France une histoire de la vie intellectuelle prise dans son ensemble ; elle prend pour objet principal les intellectuels où deux approches dominent : l'une «historienne», l'autre sociologique, aboutissant chacune à une définition fort différente de la figure de l'intellectuel.

F. Dosse montre comment les historiens français privilégient la dimension politique de la vie intellectuelle, l'affaire Dreyfus constituant pour eux le modèle paradigmatique. Le substantif « intellectuel » naît du reste dans les années 1890 sous la plume de Maurice Barrès et prend tout son sens avec l'engagement d'Emile Zola dans l'Affaire avec son célèbre article « J'accuse » publié dans L'Aurore du 13 janvier 1898. L'intellectuel se définit donc pour les historiens par son engagement dans une cause qui ne relève pas de son domaine de compétence savante. Ce modèle évoluera certes avec notamment Michel Foucault qui revendique la posture d'un « intellectuel spécifique ». L'intellectuel n'est plus alors un « prophète universel » mais s'engage sur le terrain dans un champ plus délimité. C'est ainsi que M. Foucault fondera en 1971 le Gip (Groupe d'information sur les prisons) avec Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie Domenach. Reste que l'intellectuel se définit d'abord et toujours par son engagement. Si ces éléments sont bien connus, F. Dosse a pourtant le mérite de les mettre en perspective en les confrontant à d'autres configurations nationales : russe, mais aussi québécoise, sud-américaine ou britannique, pour montrer la spécificité d'un modèle français.