L'éthique de la sollicitude

Depuis plus d’une vingtaine d’années dans les pays anglo-saxons, des travaux réhabilitent la place de la sollicitude, du souci des autres et de l’attention au sein de la réflexion morale. Les « éthiques du care » montrent en particulier l’importance de la particularité et de la sensibilité dans l’appréhension du monde social.

Le mot care, très courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de », et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par « soins », « attention », « sollicitude », « concernement ». Sous la forme négative – I don’t care –, il indique une indifférence, un refus de responsabilité : je m’en fiche, ça ne me concerne pas ! Mais aucune de ces traductions prises isolément n’est en mesure de prendre en charge de façon adéquate cette idée de care qui, dans une perspective féministe, renouvelle radicalement depuis une vingtaine d’années les façons de penser l’éthique et le politique.

Une voix morale différente

Aux Etats-Unis, In a Different Voice, le livre de Carol Gilligan (1), a servi de catalyseur aux débats sur l’éthique du care. Il fut un succès bien au-delà des cercles universitaires. L’importance de ce travail a été de montrer les effets de préjugés et d’ignorance à l’égard des femmes sur la théorie de Lawrence Kohlberg, dominante dans les années 1980.

D’après cette théorie psychologique du développement moral, le degré le plus élevé de raisonnement moral met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. C. Gilligan démontre empiriquement que ce n’est pas toujours le cas et qu’en particulier les femmes, mais pas seulement elles, considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision tout aussi importants : le souci de maintenir la relation lorsque les intérêts et les désirs sont divergents, l’engagement à répondre aux besoins concrets des personnes, les sentiments qui informent la compréhension morale des situations particulières. Mais ces considérations ne trouvent pas leur place dans le schéma de L. Kohlberg si ce n’est comme expression d’une « déficience » morale. L’éthique de la justice qui s’appuie sur des principes abstraits, rétorque C. Gilligan, ne peut se prévaloir du monopole de la moralité car elle laisse de côté toutes ces expressions de nos convictions morales. Ce que C. Gilligan perçoit dans ses enquêtes, c’est bien une voix – morale – différente qui définit les problèmes moraux autrement que ne le fait l’éthique de la justice. Mais les préjugés enracinés dans les stéréotypes du genre empêchent d’y voir autre chose que l’expression d’un intérêt étroit (entendre : partial) et d’un attachement affectif à des relations particulières et personnelles.

La publication de C. Gilligan a été contestée aussi bien aux Etats-Unis qu’en France parce qu’elle valoriserait – à tort – des « vertus » attachées aux stéréotypes féminins – amour, compassion, sollicitude, souci d’autrui –, c’est-à-dire en réalité des qualités fonctionnelles au service des intérêts des hommes. Marquée comme différentialiste et essentialiste parce qu’elle soutiendrait qu’il y aurait une nature féminine différente de celle des hommes, cette recherche a été fortement critiquée au sein de la théorie féministe elle-même. Mais le débat qui s’engage alors dans le monde anglo-saxon ouvre à de nouvelles compréhensions du care.