L'Europe n'est pas un objet facile à définir, une identité aisée à exprimer. Qu'on se souvienne simplement de la force de la convention qui fixe géographiquement à l'Oural la limite est du continent. Il est facile de montrer que cette « barrière » n'en a jamais été une d'aucune sorte et qu'elle a eu avant tout pour mission d'associer partiellement l'Empire russe au jeu géopolitique européen. L'Europe n'est pas un pays - un territoire strictement borné -, mais un espace d'un autre genre, pour lequel nous n'avons pas de mot évident, pas même lorsque la construction institutionnelle de l'Union européenne semble fournir une réponse simple. Pourquoi dès lors ne pas prendre du champ pour tenter d'y voir plus clair ? Beaucoup d'entre nous ont fait cette expérience d'avoir dû mettre le pied sur le continent américain pour prendre conscience qu'ils étaient européens. C'est lorsqu'un grand nombre de paramètres rendent deux situations comparables que les différences se détachent avec le plus de force. Vue de Los Angeles, l'Europe est plus visible.
L'horreur géographique ?
Los Angeles, c'est une anti-Europe d'autant plus spectaculaire que le niveau de vie, le fonds culturel, le rapport au monde, la place des individus et l'organisation de la vie collective rapprochent fortement l'Europe et l'Amérique du Nord. Mais, avec sa faible densité de population, son centre ancien étriqué, sa pauvreté en espaces publics, sa marée d'automobiles et ses violences intercommunautaires, cette métropole peut être vue par un Européen comme l'antithèse presque absolue de l'urbanité telle qu'il la conçoit et la vit, comme « l'horreur géographique » appliquée à la ville. Les Angelinos lui apparaissent comme des apprentis sorciers qui, ayant décidé de lancer à l'envers la machine à faire les villes, auraient engendré un monstre dévorant. Le message de Los Angeles consisterait alors à souligner l'exception européenne : une combinaison improbable, originale, fragile et unique en son genre.
Comme tout stéréotype, celui-là contient une part de vérité, ou plutôt une vérité. Il est vrai que cette ville pousse assez loin des traits, présents mais moins accentués dans d'autres espaces urbains nord-américains, qui s'opposent terme à terme à ce qui fait la spécificité de la culture urbaine européenne. Cette vérité est importante en ces temps de mondialisation : elle signifie que les lieux ne se déplacent pas aussi facilement que le capital, que les marchandises ou mêmes que les hommes. Venice (en Californie) et Venise (en Vénétie) sont assez différentes en dépit de la volonté des créateurs de la première (un quartier de Los Angeles) de s'inspirer de la seconde.
Les villes s'influencent mutuellement tout en demeurant fondamentalement des biens situés, c'est à dire ancrées dans un espace. Il y a pourtant de l'Europe dans Los Angeles.
D'abord, la faible densité de population et la domination écrasante de l'habitat individuel rappellent la dispersion des populations dans l'Europe atlantique, dans les îles Britanniques mais aussi dans l'ouest de la France et dans le nord-ouest ibérique. La différence est nette avec la partie centrale du continent et avec l'Europe du Sud, où les villes compactes et les gros villages donnent le ton. L'Amérique au contraire constitue, en un sens, une extension des empires maritimes coloniaux, principalement l'Angleterre. L'existence de vastes terres disponibles dans l'Ouest américain ne fait bien sûr que conforter cette tendance à la dispersion de l'habitat, mais quelle différence avec le mode d'organisation de l'espace sibérien, largement structuré en agglomérations conçues ou au moins contrôlées par l'Etat central russe !
Parmi les pays de l'Europe occidentale, l'Angleterre présente très tôt des relations originales entre Etat et société. Dès le xiiie siècle (avec la Magna Carta), l'Etat anglais est contraint de se tenir à distance des principaux acteurs de la société. Il laisse se développer des logiques autonomes dans toutes les communautés, qu'elles soient des castes, des classes ou des territoires. Comme l'a montré Tocqueville, les sociétés d'outre-Atlantique amplifient ce trait. Aux Etats-Unis, les écarts entre les différents groupes sociaux, qu'ils soient définis économiquement ou ethniquement, se traduisent par un style urbain particulier fait de petites unités autonomes très homogènes en populations et en fonctions. Ce type d'agencement, qui n'a pas pu être réalisé en Europe en raison de la composition et de l'orientation très spécifiques des sociétés urbaines, n'est pas pour autant absent du Vieux continent. L'hygiénisme du xixe siècle et le mouvement moderne en urbanisme, sont obsédés, au nom de l'harmonie et du bien-être, par la quête de la séparation et du vide. A Los Angeles comme dans le périurbain européen (où « on n'est pas les uns sur les autres »), ceux qui promeuvent le modèle pavillon-automobile ont été sincèrement persuadés que c'était là la condition d'un urbanisme écologique et que, au contraire, c'était le centre dense qui polluait.
Un autre aspect rapproche Los Angeles des métropoles européennes : elle joue le rôle d'interface avec la périphérie du monde occidental. « Capitale du tiers-monde », dit-on de la principale ville de Californie du sud. C'est aussi le cas de Londres, de Paris, d'Amsterdam ou de Berlin. Il serait apparemment facile d'opposer les Etats-Unis à l'Europe sous l'angle de l'immigration, les premiers recevant les flux issus de la seconde. Ce qui a été vrai durant cent cinquante ans ne l'est plus aujourd'hui et, des deux côtés de l'Atlantique, l'attractivité de sociétés à la fois riches et relativement ouvertes aux nouveaux venus pose le même type de problèmes. « Melting pot » et « intégration » sont, contrairement aux idées reçues, des processus assez similaires. Dans les deux cas, le point d'aboutissement est l'émergence d'individus qui ne sont plus définis par leurs origines, tandis que le lien communautaire constitue, dans la phase intermédiaire, un filet de solidarité matérielle et de ressources identitaires. Dans le cas américain, la modestie de l'Etat providence et l'écart entre groupes allongent cette transition mais il est très net que les immigrants latino-américains progressent rapidement et globalement dans l'échelle sociale en dépit de l'alimentation continue du flux d'arrivées. C'est encore plus spectaculaire pour les Asiatiques.
Cette manière « incrémentale » (amalgame d'éléments nouveaux à l'ancien agrégat) de fabriquer de la société a été inventée en Europe sous l'effet de trois phénomènes convergents :
- les migrations massives qui durant plusieurs millénaires ont mêlé les peuples, créant en Europe une diversité dense encore plus marquée qu'en Inde ou en Asie du Sud-Est ;
- les empires continentaux, en fait presque tous les grands Etats, qui ont englobé des pays divers sans parvenir à annihiler leurs différences ;
- les empires coloniaux, qui ont tous fini par importer en métropole une partie de la population des colonies.
Le résultat fut un cosmopolitisme urbain dans la Vienne du début du siècle, à Londres ou à Paris aujourd'hui, d'autant plus fort quand deux ou trois de ces phénomènes sont réunies. Ce cosmopolitisme est sans doute moins tolérant mais plus interactif que celui des Etats-Unis.