L'évaluation du travail ne date pas d'hier. Elle existait au temps des compagnons, avant d'être mise en oeuvre de manière systématique à l'âge industriel, sous la forme de la notation ou de l'entretien annuel d'évaluation. Cette pratique semble plutôt routinière. Elle fait pourtant régulièrement parler d'elle.
L'intérêt pour la question a été relancé ces dernières années avec l'engouement pour la « logique compétence ». Entendue au sens large, celle-ci pointe vers une reformulation de l'« échange salarial », selon l'expression de Jean-Daniel Reynaud 1. Pendant plusieurs années, les salaires des grandes entreprises ont été déterminés par des grilles de rémunération. La progression des revenus, de même que les promotions, dépendait essentiellement de l'ancienneté. La « logique compétence » entend faire table rase. Désormais, la position de chaque salarié est censée dépendre de sa disposition à respecter des objectifs de résultats ou d'acquisition de compétence. Dans ce dispositif, l'évaluation du travail occupe une place centrale. Sur elle repose la validation des efforts du salarié. En dépendent les décisions concernant l'évolution de son salaire ou de sa trajectoire professionnelle.
Plusieurs études ont été menées sur la mise en oeuvre réelle du « management par les compétences » 2. Fruit d'un travail pluridisciplinaire, ces recherches montrent souvent que la « logique compétence » se heurte souvent aux principes de fonctionnement des organisations. Ainsi, les grilles de salaire, la progression à l'ancienneté ont la vie dure. Cela se comprend bien : il est peu de systèmes de salaires motivant qui ne repose pas sur des règles d'ancienneté, observait Jean-Daniel Reynaud. Par ailleurs, les salariés ont beau accepter le pacte que leur propose leurs employeurs, les promesses de promotion tardent souvent à se réaliser. Les organigrammes ne peuvent être modifiés du jour au lendemain et le fait de remplir ses résultats ne libère pas les postes. Ces facteurs expliquent en partie pourquoi les salariés souvent que l'évaluation du travail a peu d'effet direct sur leur vie professionnelle, c'est-à-dire en termes de rémunération et d'avancements.
Ces facteurs expliquent en partie pourquoi les salariés estiment en majorité que l'évaluation du travail a peu d'effet direct sur leur vie professionnelle, c'est-à-dire en termes de rémunération et d'avancements. Les entreprises n'en continuent pas moins d'évaluer allégrement leurs salariés. Elles sont même de plus en plus nombreuses à le faire. Selon une enquête réalisée par la CFDT, 80 % des cadres passent aujourd'hui régulièrement un entretien d'évaluation (voir l'encadré, p. 22). Ce qui confirme que ces procédures sont devenues un élément essentiel de la gestion des ressources humaines.
L'essor du phénomène réveille les passions. Pour certains, l'évaluation du travail va de pair avec une émancipation des salariés. Elle est le nécessaire contrepoint de modes d'organisation du travail favorisant l'autonomie. Une autonomie qui se paie par la nécessité de rendre des comptes, de ramener des résultats qui doivent être évalués. Pour d'autres, il s'agit d'une forme sophistiquée de domination. Un dispositif permettant aux entreprises de s'assurer la bonne disposition de leurs salariés, en jaugeant leur « savoir-être » ou leurs « compétences relationnelles ».
Les commentateurs se penchent peu en revanche sur les procédures concrètes d'évaluation du travail. Quelle est la pertinence des outils mobilisés pour sa mise en oeuvre ? Sur quelles prémisses reposent-ils ? En quoi permettent-ils de saisir le travail ? En quoi permettent-ils de rendre compte de la contribution productive de chacun ? A quelles finalités l'évaluation du travail répond-elle ? Ce sont ces questions que nous entendons poser dans ce dossier. Nous nous intéressons donc à ce que Christophe Dejours appelle les « fondements de l'évaluation du travail ».
Ces questions apparaissent d'autant plus légitimes que l'on continue de vouloir faire reposer l'efficacité des travailleurs, comme d'institutions entières sur l'application régulière de procédures d'évaluation. Celles-ci sont là, nous dit-on, pour examiner si l'argent dépensé sert bien à quelque chose, si les salariés ne sont pas des tire-au-flanc, si le « mammouth » a encore besoin d'être dégraissé, ou encore si les chercheurs trouvent, assez vite et à bon escient. Mais, sur quoi ces évaluations se fondent-elles ? N'est-il pas temps d'évaluer les évaluations ? Ce sont ces questions que posent les auteurs sollicités pour ce dossier, le psychologue du travail Christophe Dejours et le chercheur en sciences de gestion Ewan Oiry.
C. Dejours a récemment publié un petit livre sur l'évaluation du travail 3. Si l'on devait appliquer à cet ouvrage les critères d'évaluation que l'auteur appelle de ses voeux, on parlerait d'un beau livre. En quelques dizaines de pages, l'auteur mobilise les acquis de l'ergonomie, de la sociologie et de la psychologie du travail pour interroger les méthodes d'évaluation du travail en vigueur. Comment apprécier la contribution effective des salariés alors que celle-ci échappe pour une bonne part au regard des évaluateurs, se joue parfois à l'insu des travailleurs eux-mêmes ? Le réel du travail n'est pas facilement accessible. L'apprécier demande alors autre chose que les outils communément mis en oeuvre par les évaluateurs.
E. Oiry est quant à lui chercheur en sciences de gestion. Spécialiste de la question l'évaluation du travail, il se penche sur les « référentiels de compétences ». Ces nomenclatures constituent le fondement de la « logique de la compétence ». Elles décomposent le travail associé à chaque poste en une série d'éléments simples, censés décrire les différents versants de l'activité du salarié. Se présentant sous le jour de la scientificité, ils prétendent soustraire les entretiens d'évaluations à l'appréciation subjective, voire à l'arbitraire de l'évaluateur. C'est cette prétention qu'E. Oiry met en doute. Il montre que l'on retrouve à propos de « la logique compétence » le long débat que la qualification avait suscité en sociologie du travail. La qualification comme la compétence admettent-elles une définition purement technique, ou bien sont-elles toujours le résultat d'une négociation entre les partenaires sociaux ?