Il est admis depuis quelques dizaines d'années que bon nombre d'espèces animales exhibent des comportements dits culturels. Qu'entend-on par là et quel est leur degré de généralité ?
On définit les traditions animales comme la transmission sociale de comportements acquis. Cela suppose la transmission d'une information d'une génération à l'autre, sans que cela soit héréditaire. On sait depuis les années 1950 que de tels comportements existent dans des groupes d'animaux, chez la mésange ou le macaque japonais. Depuis, les exemples se sont multipliés. On est longtemps resté très prudent sur les mots, en s'en tenant au terme de tradition. Mais depuis une douzaine d'années, beaucoup d'éthologistes n'hésitent plus à utiliser le terme de culture et cela crée un problème. Car cet usage donne de la culture ce que l'anthropologue Maurice Godelier appelle une « définition faible » : on la réduit à la transmission de comportements acquis, sans requérir l'existence de normes et de symboles intériorisés.
Quant à moi, j'estime que pour qu'il y ait culture, il faut qu'il y ait évolution culturelle. Or celle-ci repose sur une accumulation de comportements hérités et cette accumulation reste limitée chez les animaux. On connaît des exemples de traditions chez beaucoup d'espèces d'oiseaux et de mammifères, mais il faut reconnaître que sur l'ensemble du monde animal, l'accumulation reste rare. Seuls certains grands singes paraissent faire exception (voir l'entretien avec Frans de Waal p. 50). A l'intérieur de l'espèce des chimpanzés, les communautés diffèrent par plusieurs dizaines de caractères comportementaux, par leurs usages alimentaires, par l'utilisation d'outils différents, et aussi de signaux de communication. C'est pourquoi certains primatologues en appellent à une « ethnologie » du chimpanzé ou de l'orang-outan, qui aurait pour objectif d'étudier les différences de comportement entre groupes de cette même espèce.
Comment reconnaît-on qu'un comportement animal est culturel ?
Encore une fois, tout dépend de ce que l'on entend par « culturel ». Pour beaucoup de gens, la culture englobe ce qui ne relève pas de l'inné, tout ce qui exige de l'apprentissage. Mais un comportement peut être appris sans être transmis. Beaucoup d'animaux acquièrent de nouveaux comportements par leur expérience propre, sans pour autant que ces comportements se transmettent à leurs congénères. C'est le cas du chien qui apprend à ouvrir une porte. Dans la nature, il arrive cependant que des comportements nouveaux se propagent parmi les individus qui interagissent fréquemment. C'est vrai aussi bien pour les dialectes que l'on rencontre dans les chants d'oiseaux que pour les techniques de consommation des pommes de pin chez le rat. En face d'un comportement acquis, la question que les éthologistes posent est celle de savoir s'il a été appris individuellement ou bien si son acquisition s'est effectuée socialement, par apprentissage indirect ou imitation.
Nous disposons de deux méthodes pour répondre à cette question. Dans un cas, nous observons l'apparition d'un comportement nouveau et nous suivons sa propagation dans un groupe de manière chronologique. C'est ce que l'on a fait pour le macaque du Japon. Le groupe de l'île de Koshima avait appris à laver les patates douces avant de les consommer, et cette tradition s'est maintenue chez eux de 1953 à nos jours. L'autre méthode consiste à comparer différents groupes de la même espèce pour rechercher des variations de comportement. C'est celle que l'on emploie pour les communautés de chimpanzés, par exemple.
Pour commencer à parler de « tradition », il nous faut aussi vérifier que les variations observées ne sont pas liées à des facteurs génétiques ou environnementaux. Car si un comportement est induit par l'environnement, alors il disparaîtra si l'on place les animaux dans un autre milieu. On s'étonne souvent de ce que beaucoup d'animaux sauvages, comme les ours ou les loutres, lorsqu'ils sont recueillis et élevés par l'homme puis relâchés dans la nature, ne sachent pas chasser ni pêcher. Mais c'est qu'ils ne connaissent pas l'environnement dans lequel ils auraient été élevés s'ils étaient restés dans leur situation d'origine. Ce qui leur manque est un apprentissage individuel des techniques utiles à la survie dans ce milieu.