La carrière d’Ivan Jablonka est marquée par un apparent hétéroclisme. Le jeune thésard qui travaille sur les enfants abandonnés des 19e et 20e siècles habite aussi la peau de l’auteur qui publie la même année son premier roman. Une manière de déclarer son amour à ses deux passions : les sciences sociales et la littérature dont il tentera la réconciliation plus tard, lorsque sa légitimité académique ne sera plus à prouver.
I. Jablonka, c’est aussi l’enfant issu d’une famille juive d’origine polonaise, qui recherche ses grands-parents de par le monde, allant à leur rencontre à travers tous ceux qui auraient pu les connaître, fouillant minutieusement les archives où la trace de leur existence est documentée, d’abord à Parczew, leur ville natale de Pologne, jusqu’à Paris où ils s’exileront avant d’être déportés et assassinés à Auschwitz. Le résultat ? Un livre magistral, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, qui peint la quête du petit-fils devenu historien, la vie de ses aïeuls au destin tragique, mais aussi l’Europe de ce début de 20e siècle sombrant peu à peu dans la folie meurtrière.
Enfin, il est l’homme qui s’intéresse aux femmes. Sa thèse sur les enfants abandonnés, pour laquelle il se penche sur les maternités problématiques, lui donne le goût de ce sujet. Il poursuit dans cette voie avec un livre sur les esthéticiennes en 2015, et vient de publier Laëtitia ou la fin des hommes, un livre enquête à la croisée des sciences sociales, sur la jeune Laëtitia, assassinée et démembrée. Il lui redonne une identité, une dignité, afin qu’elle ne soit plus résumée à ces morceaux de chair humaine, emballés dans des sacs-poubelle que les enquêteurs ont repêchés un jour d’hiver.
Si son parcours peut sembler plein de détours et de sinuosités, c’est parce qu’il choisit la curiosité, élan indispensable pour aller à la rencontre du monde.
Vous êtes historien de profession, mais aussi sociologue et éditeur, et vous avez publié un roman. Comment définiriez-vous votre métier ?
D’un point de vue professionnel, j’enseigne l’histoire à l’université, je suis l’un des rédacteurs en chef de La Vie des idées et je suis codirecteur de « La République des idées » au Seuil, qui publie des sociologues et des économistes comme Robert Castel, François Dubet, Éric Maurin, Esther Duflo ou Thomas Piketty. Pour ce qui est de la recherche, je me sens chercheur en sciences sociales. Mon premier ouvrage était une biographie de l’écrivain Jean Genet. Mon souci n’était pas tant de raconter « sa vie, son œuvre » que de répondre à cette question : comment un enfant abandonné, jeune délinquant interné à Mettray, est-il devenu l’un des principaux écrivains du 20e siècle, lu, joué et commenté dans le monde entier ? En termes plus simples encore : comment Genet a-t-il pu exister ? Pour répondre à cette question, il faut mobiliser l’ensemble des sciences sociales, ainsi que, bien sûr, les études littéraires.
Dans mon livre sur mes grands-parents, je retrace leur parcours, depuis leur naissance dans une bourgade juive de Pologne jusqu’à leur assassinat à Auschwitz, en passant par leur exil en France. D’un point de vue méthodologique, une telle enquête nécessitait, là encore, de solliciter l’histoire, la sociologie (en relation avec leur génération et leur trajectoire sociale), un peu d’anthropologie, tout en recourant à l’archive et à des entretiens avec des témoins.