Sa Bibliothèque de Babel fait songer aux « mondes possibles » de Gottfried Leibniz. Dans ses Essais de théodicée (1710), le philosophe apportait sa réponse à ce grave problème théologique : comment expliquer l'existence du mal dans un monde conçu par un Dieu d'amour. Sa solution est que si le mal existe, c'est un « moindre mal », car Dieu, ayant envisagé tous les autres mondes, a choisi celui s'avérant le meilleur possible [1] 1 . Pour présenter sa notion de « mondes possibles », G. Leibniz a recours à une allégorie. Son héros, Théodore, rêve qu'il pénètre dans le temple d'Athéna. La déesse lui fait alors visiter « le palais des Destinées », dont elle a la garde. On y découvre alors tous les mondes possibles que Jupiter aurait imaginés avant de créer le monde tel qu'il est : « Il y a des représentations, non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible, dit Athéna. (...) Ces mondes sont tous ici, en idées. »
Qu'est-ce que la fiction ?
Un monde possible est un monde qui n'existe pas, mais qui pourrait exister. Par exemple, si l'anarchiste Gavrilo Princip n'avait pas assassiné l'archiduc François-Ferdinand (et il s'en est fallu de peu), il est possible que la guerre de 1914 n'ait pas eu lieu [2] 2 . En revanche, il n'est guère envisageable que Superman soit intervenu tout à coup dans le conflit pour venir en aide aux Alliés. Voilà ce qui distingue les fictions réalistes de la littérature fantastique. Dans un cas, on y rencontre des personnages ordinaires, bien que fictifs, dans l'autre cas, on peut voir surgir Superman, la fée Mélusine ou Roger Rabbit sans s'étonner outre mesure.
Pendant longtemps, il fut aisé de distinguer le réel de la fiction. L'un relevait des faits, l'autre de l'imaginaire. Le domaine de la fiction désignait toutes les oeuvres artistiques : littérature, théâtre, science-fiction, légende, auxquels on pouvait ajouter cinéma et BD. La « non-fiction » (comme on l'appelle aux Etats-Unis) désigne le journalisme, l'histoire, le récit de vie, le journal et autres chroniques du monde réel. Les Misérables (1862) de Victor Hugo relève de la fiction, ses Choses vues du journalisme avant l'heure. La fiction est le monde du romancier, du dessinateur, du réalisateur et des artistes en tout genre ; la description du réel revient aux ethnographes, sociologues, historiens, géographes, soucieux de décrire le monde tel qu'il est. Jusque-là, les choses paraissaient claires.
Mais le réel a la fâcheuse tendance à ne pas se laisser découper en tranches nettes. D'un côté, il est des fictions réalistes qui ressemblent trait pour trait au monde réel. D'ailleurs nombre d'écrivains racontent dans leurs romans des personnages réels, n'en changeant que le nom et l'environnement. D'un autre côté, documentaires, journalisme, ethnographies empruntent aux procédés de la fiction : narration et formes styliques. Le courant du « narrative journalism » suggère de raconter les faits autour d'une intrigue. Les historiens admettent faire preuve d'imagination pour remplir quelques trous dans leur documentation. Les recherches ethnographiques sont elles-mêmes suspectées de travestir quelque peu le réel au profit de la cohérence ou de la beauté du style. Clifford Geertz avait fait grand bruit en affirmant que derrière l'apparente objectivité de ses descriptions, l'anthropologue se comporterait comme un « auteur ».
Entre fictions et textes référentiels, les cartes se brouillant, il s'en est suivi un grand débat sur la notion de fiction, sa nature et ses contours [3].