Avouloir expliquer les pratiques et les comportements collectifs, les sociologues ont élaboré une vision homogène de l'homme : celui-ci serait d'un « bloc », façonné par un ensemble stable de principes (habitus, schèmes, normes, style de vie...). Cette posture aboutit à des descriptions comme celle de cet artisan ébéniste, tout entier marqué par une éthique du travail scrupuleux et impeccable, du fignolé, du fini... disposition que l'on retrouve dans toutes ses conduites : sa façon de gérer son budget, son langage, ses vêtements, son logement, ses gestes... 1 Ce type d'exemple, utile pour illustrer certaines tendances statistiques ou logiques sociales, peut devenir trompeur dès lors qu'il est pris pour un cas particulier du réel. Or, l'observation montre que les acteurs incorporent des modèles d'action différents et contradictoires. Un même individu pourra être tour à tour au cours de sa vie, ou simultanément selon les contextes, écolier, fils, père, copain, amant, gardien de but, enfant de choeur, client, directeur, militant... Au-delà du simple jeu des rôles sociaux, cette disparité renvoie à une diversité de modèles de socialisation. On peut donc faire l'hypothèse de l'incorporation, par chaque acteur, d'une multiplicité de schèmes d'action ou d'habitudes. Ce stock de modèles, plus ou moins étendu selon les personnes, s'organise en répertoires, que l'individu activera en fonction de la situation.
Or, les sciences sociales ont longtemps vécu sur la vision homogénéisatrice de l'homme en société. Même lorsqu'ils admettent la multiplicité des expériences vécues ou des « rôles » intériorisés par l'acteur, les chercheurs présupposent souvent que, derrière cette multiplicité, une unité fondamentale (un « soi » cohérent et unifié) est tout de même à l'oeuvre. Ce présupposé est renforcé par le fait que les spécialistes de tel ou tel domaine (l'éducation, la culture, la famille, la ville, le politique...) observent très (trop) souvent les acteurs dans un contexte unique ou une seule sphère d'activité. Le sociologue de la famille ne verra que des comportements familiaux ; le spécialiste des banlieues ne distinguera que des bandes de jeunes, etc. Ils déduisent alors des « dispositions », des « mentalités », des « visions du monde »... générales, sans se demander si ces mêmes acteurs se conduiraient semblablement dans d'autres circonstances. S'ils n'allaient pas trop vite en besogne, les chercheurs seraient forcés à plus de modestie en reconnaissant que ce qui a été établi dans une situation ne vaut a priori que dans ce seul contexte.
Notre but ici n'est pas de trancher une fois pour toutes le problème de l'unicité ou de la pluralité de l'acteur. Il s'agit de traiter cette question sur le plan historique. Autrement dit : quelles sont les conditions socio-historiques qui rendent possible la production d'un acteur pluriel ou au contraire celle d'un acteur caractérisé par une profonde unicité ?
Effet d'échelle ou effet de société?
Si l'homme nous apparaît aujourd'hui pluriel, on peut se demander si ce changement de point de vue est dû à des raisons historiques liées aux conditions de la socialisation, ou plutôt à des raisons scientifiques consécutives à des effets d'observation. La réponse est oui, dans les deux cas. D'une part, l'intérêt des chercheurs pour la constitution sociale de l'individu, à l'échelle de l'individu, force à voir de l'hétérogénéité là où l'on pouvait jusque-là présupposer de l'homogénéité. D'autre part, le monde social tel qu'il est porte de plus en plus à adopter ce nouveau regard.
Question d'échelle et de regard scientifiques dans un premier temps. Les sciences sociales se sont d'abord intéressées aux groupes, aux structures sociales, aux contextes ou aux interactions. Puis un glissement s'est opéré vers l'étude des acteurs singuliers. On a peu à peu changé de focale. Du statut de « cas illustratif » pour illustrer les analyses de la culture d'une époque, d'un groupe, d'une classe ou d'une catégorie, on est passé à l'étude du cas singulier en tant que tel. De fait, au début du siècle, les sociologues dessinaient les portraits typiques du bourgeois, du paysan, de l'étranger, de l'ouvrier. Dès lors, le cas illustratif ne peut qu'apparaître caricatural aux yeux de ceux qui ne considèrent plus seulement l'individu comme le représentant d'un groupe, mais comme le produit complexe et singulier d'expériences socialisatrices multiples. La personnalité et les attitudes d'un individu donné résultent de ce qu'il a appris à l'école, dans sa famille, son métier, ses loisirs, ses voyages, de sa vie associative, religieuse, sentimentale... C'est la saisie du singulier qui force à voir la pluralité : le singulier est nécessairement pluriel.