Sciences Humaines : Que nous apprend la dépression sur les problèmes intimes de l'individu contemporain ?
A.E. : L'hypothèse est que la dépression accompagne le déclin du type de sujet qui s'est imposé entre la fin du xxe siècle et les années 50. Le phénomène auquel nous assistons depuis lors consiste en un report sur l'individualité de ce qui était pris en charge du dehors par les institutions. C'est la contrepartie de l'émancipation qui fait de chacun le souverain de lui-même : au lieu d'être déchirés par un conflit entre le permis et le défendu, nous faisons face à des dilemmes entre le possible et l'impossible. Nous sommes hantés par la dépression parce que nous devons supporter l'illusion que tout nous est possible.
SH : Lorsqu'on veut parler de l'importance des troubles dépressifs dans la société contemporaine, en général on évoque des données statistiques et, notamment, celles de la consommation de médicaments associés à cette pathologie. Votre livre commence par une histoire médicale de cette affection. Pourquoi ce détour ?
A.E. : Il est vrai qu'en France, les historiens ou les sociologues travaillent peu sur la chose mentale. Ce n'est pas un détour, car la psychiatrie, dans la mesure où son objet est la personne pathologique, est un terrain privilégié pour travailler à une histoire anthropologique de l'individualité. C'est le propos de ce livre. La dépression possède la particularité d'être devenue, au cours des années 70, le trouble mental le plus répandu en Occident. Or, les notions de névrose ou d'anxiété auraient pu connaître le même succès de par la généralité des troubles qu'elles recouvrent. Il était donc intéressant de comprendre pourquoi nos sociétés ont fait le « choix » de la dépression. J'ai alors croisé l'histoire de la psychiatrie et celle des normes sociales entre les années 30-40, moment où commence son histoire contemporaine avec 1'invention de l'électrochoc, avec ce qui se passe aujourd'hui. La notion de dépression possède une double caractéristique. Si « l'angoisse ne trompe pas », comme le pensait Lacan, la dépression est, à l'inverse, une pathologie particulièrement trompeuse. Les problèmes de définition et de classification sont toujours délicats en psychiatrie, mais ils sont démultipliés avec la dépression : en 1950 comme aujourd'hui, les psychiatres avouent ne pas savoir la définir.