Les formes prises par les technologies d'information et de communication (Tic) ont-elles des liens avec les caractéristiques de la société contemporaine ? Ces techniques se sont, en effet, développées autour du couple activité individuelle/activité en réseau, alors que les thèmes de l'individualisme et des réseaux sont souvent proposés pour définir l'époque contemporaine. Le premier thème est plutôt abordé par les sociologues de la famille et de la vie privée, le second par ceux de l'entreprise. Ces deux caractéristiques a priori opposées peuvent être associées dans la notion « d'individualisme connecté 1 ». Je voudrais montrer ici comment cette notion traverse à la fois la société contemporaine et les techniques informatiques. J'orienterai mon analyse autour de deux médiations, celle effectuée par les informaticiens qui ont orienté les technologies numériques dans deux voies articulées, celle de l'ordinateur personnel et d'Internet, puis celle assurée par les usagers qui vont s'approprier ces technologies. J'aborderai donc dans un premier point l'individualisme en réseau dans la famille et dans l'entreprise, puis la définition du cadre d'usage des Tic. J'y montrerai notamment la place qu'occupent les notions d'individualisation et de réseau. Enfin, dans un troisième point, je montrerai comment les usagers à la maison et au bureau utilisent ces outils dans le cadre d'une tension entre pratiques individuelles et pratiques collectives, autonomie et contrôle.
Etudions tout d'abord les transformations de la vie privée, puis celles de la vie professionnelle. La famille contemporaine offre à chacun la possibilité de construire son identité personnelle. Il ne s'agit plus de reproduire ce que l'on a acquis de la génération précédente, mais de construire du neuf. Ainsi, si le mariage est aujourd'hui plus tardif et suit souvent une période de cohabitation, c'est qu'il ne s'agit plus de rentrer dans une institution, mais de construire une nouvelle appartenance, de se prendre en charge.
L'évolution de la société contemporaine
Au sein du couple, il convient d'être « libres ensemble 2 » pour reprendre l'expression de François de Singly. Il faut élaborer un espace commun et en même temps respecter l'autre quand il veut se définir comme un individu. Au-delà du couple, la famille apparaît de plus en plus comme un cadre qui permet la construction et l'unification de l'identité personnelle des parents et des enfants. L'individualisme ne s'oppose donc pas à la famille mais en est une des composantes. Certains sociologues de la famille parlent ainsi d'« individualisme relationnel ». On arrive ainsi dans les sociétés contemporaines à une mutation profonde de la vie privée. D'une part, l'individu est réellement au centre de la société, d'autre part, l'individu est partie prenante de nombreux réseaux de relations qu'il tisse dans des cadres multiples. La transformation des modes de loisirs est un autre signe des mutations de la vie privée. On assiste à une croissance régulière des divertissements à domicile, l'exemple le plus flagrant étant la télévision. Par ailleurs, la réception des médias devient de plus en plus individuelle (baladeur, magnétoscope, Internet...). Du côté de l'entreprise, le modèle taylorien est en crise depuis une trentaine d'années. Un nouveau modèle entrepreneurial est apparu : l'entreprise-réseau, au sein de laquelle le travail se transforme profondément. Il s'agit moins d'exécuter passivement des consignes, d'appliquer des procédures préétablies (activités qui, avec l'automatisation, sont de plus en plus prises en charge par la machine) que de résoudre des problèmes, de gérer des aléas.
Parallèlement, les entreprises ont multiplié les processus de communication et d'échanges, sous forme de groupes d'expression. Mais la communication n'est pas uniquement horizontale. A l'usine ou au bureau, chacun reçoit de multiples messages ou injonctions qui peuvent venir d'autres services ou même du client qu'on prétend « mettre au cœur de l'entreprise ». Les individus sont de plus en plus seuls face à ces injonctions. En définitive, on attend de l'individu un engagement personnel plus fort. C'est lui qui supporte les incertitudes. Il doit être plus autonome et réactif, gérer plus d'informations et construire seul son réseau de coopération.