Sur l’écran, un dinosaure de dessin animé aux crocs acérés et au regard mauvais surgit derrière un gratte-ciel en écrasant de ses pattes des étiquettes de prix. En forte hausse, les prix : nous sommes en octobre 1973, en plein choc pétrolier. Dans une séquence pédagogique, la télévision française tente d’expliquer, à l’aide de cette grosse bête, l’inflation, qu’elle soit « galopante », « latente » ou « rampante ». Près de cinquante ans après, la bête est de retour, et elle est furieuse : en juillet 2022, la hausse des prix sur un an a atteint, selon l’Insee, plus de 6 % en France. Et encore fait-elle partie des pays occidentaux les mieux lotis : ces derniers mois, l’Espagne a connu un pic d’inflation à près de 11 %, le Royaume-Uni et l’Allemagne à 10 %, les États-Unis et l’Italie à 9 %.
En 2011, Charles Evans, un des administrateurs de la Banque centrale américaine (Fed), clamait que si l’inflation atteignait 5 %, lui et ses pairs « se comporteraient comme si leur chevelure avait pris feu ». Une décennie plus tard, le feu a repris. Et ce retour de l’inflation, après des décennies de hausse modérée voire faible des prix, désarçonne les experts. Très peu l’avaient prévu. Beaucoup l’ont jugé, dans un premier temps, éphémère. Au point que l’une des stars de la profession, le prix Nobel 2008 Paul Krugman, a intitulé, cet été, l’une de ses chroniques pour le New York Times : « J’avais tort au sujet de l’inflation ». Sa nature – provisoire ou durable, identique ou différente des deux côtés de l’Atlantique, circonscrite aux prix de l’énergie et des produits alimentaires ou contaminant déjà toute l’économie – divise. Les réponses à y apporter aussi, du soutien aux consommateurs au refroidissement de l’économie.
« Guerre et Prix »
« Il n’y a pas de théorie dominante de l’inflation, c’est quelque chose qui est mal compris et sur lequel les économistes et les banquiers centraux tâtonnent beaucoup, explique Thomas Grjebine, responsable du programme « Macroéconomie et finance internationales » au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Elle avait disparu depuis quarante ans : si vous êtes économiste et que vous avez moins de 50 ans, c’est quelque chose qui appartenait aux livres d’histoire. »
Comme au début des années 1970, avec la guerre du Kippour, l’un des détonateurs de cette hausse des prix a été la situation géopolitique, au point que l’Insee, dans une référence à Léon Tolstoï, a intitulé « Guerre et prix » une de ses analyses de la valse des étiquettes.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une envolée des cours du pétrole et du gaz ainsi que des matières premières agricoles. Mais ces hausses n’épuisent pas l’analyse de cette poussée inflationniste. « Dans les débats actuels, les constats divergent sur l’origine et l’explication de cette inflation : certains disent que c’est à cause de la politique monétaire très accommodante menée par les banques centrales, d’autres du “quoi qu’il en coûte” durant le Covid, de la hausse des prix de l’énergie, du chômage trop faible…, énumère François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Et il y a, il me semble, deux divergences encore plus fondamentales : la définition de l’inflation n’est pas si consensuelle que ça (encadré ci-dessous), pas plus que de savoir à quel point elle est un mal. » Cette incertitude se vérifie dans le ressenti complexe des acteurs : une récente étude menée par quatre économistes européens sur l’inflation aux États-Unis montre que ménages comme experts lui attribuent plusieurs causes simultanément. Les premiers se concentrent plus sur les problèmes d’offre (hausse des prix de l’énergie, défaillances des chaînes de production…), les seconds y ajoutent l’hypothèse d’une demande excessive qui aurait placé l’économie en surchauffe 1.