En mai 1798, une flotte de 400 navires, 10 000 marins et 30 000 soldats appareille de Toulon. Au commandement, un ambitieux général de 29 ans. Napoléon Bonaparte, au nom d’une France révolutionnaire qui a proclamé le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes, s’en va annexer l’Égypte. Il s’agit de reconstituer un empire ultramarin, et de tailler des croupières à l’ennemi britannique, en lui barrant la route des Indes.
L’aventure coloniale tourne court. Napoléon, bien qu’ayant triomphé des mamelouks vassaux des Ottomans, n’est pas à son aise. Il se fait appeler ‘Alî, s’habille en Égyptien, clame que l’islam est la plus belle religion du monde, mais gouverne en Européen : récolte systématique d’informations scientifiques, grands travaux de modernisation et nouveaux impôts. La population rejette les valeurs « universelles » de la Révolution et se soulève. Le futur empereur repasse discrètement en France, les Anglais coulent sa flotte à Aboukir, les Français survivants, pris au piège en Égypte, capitulent en 1801.
Des sociétés en effervescence
Fin de la modernité en Islam ? Non, juste un prologue. Deux livres récents, La Révolution arabe de la journaliste Zakya Daoud, et Les Arabes, leur destin et le nôtre, de l’historien Jean-Pierre Filiu, soulignent que cet épisode marque pour les historiens arabes le début de la Nahda – de la racine NHD, qui signifie se lever, se réveiller, passer à l’acte. Les Arabes vont se découvrir et se construire une identité commune, s’approprier les instruments de la modernité en vue de lutter : contre le joug ottoman qui pèse sur leurs épaules depuis le 16e siècle ; contre les chaînes coloniales que Grande-Bretagne, France et autres puissances d’Europe s’efforcent d’étendre sur le monde entier. « C’est par la Nahda, explique J.P. Filiu, que les Arabes vont progressivement prendre conscience d’eux-mêmes. Cette Renaissance arabe, équivalent des Lumières européennes, aura trois pôles principaux : l’Égypte par la puissance d’un État modernisateur, la Tunisie par la légitimité d’une construction constitutionnelle, et le Levant (ndlr : actuels Liban, Syrie, Palestine, Jordanie) par le dynamisme d’une création intellectuelle. »
Une entreprise mondiale
L’effervescence est palpable dès le milieu du 19e siècle : des intellectuels s’impliquent, tel le réformateur égyptien Rifa‘a Rafi al-Tahtawi (1801-1873), qui s’efforce de tirer de son séjour en France les éléments susceptibles de permettre à sa patrie de prospérer – à commencer par l’imprimerie et les médias, gage de la circulation des idées ; la démocratie et l’indépendance sont prônées par des partis politiques constitués à la faveur des réformes des Tanzimat opérées dans l’Empire ottoman (encadré ci-dessous) ; des écoles littéraires et artistiques se constituent, exaltant la grandeur passée des sociétés arabo-musulmanes, s’efforçant de montrer les contributions que le monde arabe a apportées à la science ou au politique. Ce mouvement questionne assidûment les raisons possibles du retard technologique voire sociétal dont souffrirait leur civilisation. Leurs prises de position se déchiffrent aussi comme une réaction à l’orientalisme, cette science coloniale de l’autre que l’Occident met alors en place pour mieux expliquer et pérenniser sa supériorité, comme l’a montré le penseur palestino-états-unien Edward Saïd (1935-2003).