L'ordre matériel du savoir

L’Ordre matériel du savoir . Comment les savants travaillent (16e-21e siècle) , Françoise Waquet, CNRS, 2015, 360 p., 25 €.

Du crayon à l’ordinateur, du cahier de laboratoire à la téléconférence, les moyens d’acquérir, conserver et transmettre le savoir scientifique n’ont cessé de s’ajouter les uns aux autres depuis cinq siècles. Pourquoi ne se sont-ils pas remplacés ?

En 1898, deux historiens restés célèbres, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, entreprirent de fixer noir sur blanc les bons principes de la profession. L’historien – le vrai – doit oublier le bon vieux cahier d’écolier et adopter la fiche mobile standardisée, avec sources et matière indiquée en tête, qu’il pourra classer et reclasser à loisir, en fonction de la monographie qu’il prépare. Des générations de chercheurs (Marc Bloch, Georges Duby, Robert Mandrou, Michel Foucault) suivront ce conseil, et confectionneront des milliers, voire des dizaines de milliers, de fiches manuscrites avant de les transformer en best-sellers. Aujourd’hui, note Françoise Waquet, c’est avec stupeur que les digital natives contemplent ces vestiges d’un temps qui leur semble à jamais révolu. Pour eux, l’ordinateur a tout changé, tout comme, il y a quelques milliers d’années, l’écrit a balayé l’oral, et plus tard, l’imprimé a supplanté le manuscrit, puis enfin l’image a bousculé l’écrit.

Pourtant, l’histoire des savoirs que nous présente F. Waquet est bien différente : loin de se chasser comme un clou en pousse un autre, les moyens matériels de produire et de communiquer le savoir se sont additionnés, combinés et renforcés mutuellement, et ce tout au long de l’époque moderne, celle du développement de la « science normale ». Exemple : connaissez-vous la structure Imrad ? Elle indique l’ordre dans lequel tout article scientifique doit être présenté, soit introduction, méthode, résultats, and (c’est de l’anglais) discussion. C’est la norme à laquelle se plie tout biologiste, chimiste, physicien, voire psychologue pour être publié dans une revue académique depuis les années 1950. Certains l’ont critiquée et on s’attendait à ce que la révolution numérique bouleverse ce bel ordre : il n’en est rien, Imrad est toujours là, et bien là, même sur les écrans. Ce n’est pas la seule découverte que comporte l’entreprise pour le moins originale de F. Waquet. L’histoire des conditions et des moyens matériels de la connaissance scientifique n’en est certes pas à ses débuts : l’histoire de l’instrumentation, celle des supports écrits, des formes orales, des sociétés savantes, des bibliothèques, ressources et colloques nourrissent déjà abondamment les pages de revues spécialisées et de bon nombre d’ouvrages (dont ceux de F. Waquet elle-même, mais aussi Peter Galison, Lorraine Daston, Simon Schaeffer, Steven Shapin et des dizaines d’autres). Elles sont, bien souvent, le support de considérations épistémologiques propres à une discipline et une époque particulières, qui jettent un regard critique sur la science telle qu’elle s’est faite. En embrassant tout cela à la fois, F. Waquet fait un pari différent, difficile à tenir, très ambitieux par son objet, et philosophiquement plus modeste.