L'origine du consommateur moderne

Thé, café, pain blanc, étoffes…, le XVIIIe  siècle européen a vu apparaître de nouvelles pratiques de  consommation populaire.

Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs. Adam Smith lui-même l’affirme dans sa Richesse des nations : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production. » Mais, si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?

Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs.

Si les historiens prennent en général la question plus au sérieux, ils se révèlent fort indisciplinés à l’heure d’y répondre. Ils prétendent en effet avoir repéré une « révolution de la consommation » à de multiples moments de l’histoire : les uns la situent à la Renaissance, d’autres pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Combien de fois, à entendre les historiens, les Européens n’ont-ils pas quitté l’éden de la consommation traditionnelle pour s’engager fatalement, irrévocablement, dans l’engrenage du matérialisme moderne ? On ne peut pourtant perdre son innocence qu’une seule fois…

 

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Le luxe, ennemi de la vertu

Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) était nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.