Il est 8 h 30 : dans la salle de réunion du laboratoire, où se trouve la machine à café, une dizaine de chercheurs et techniciens discutent de tout et de rien, mais aussi d'un problème rencontré la veille sur une manip, du choix des données à présenter lors d'une prochaine conférence internationale et des difficultés d'accès aux instruments (pour réaliser soi-même les manips plutôt que les faire faire). Le désordre et la bonne humeur dominent l'ambiance mais, au passage, çà et là, des chercheurs ont trouvé la solution à leur problème, coordonné leur travail avec celui d'un collègue, décodé les raisons de l'empressement d'un autre laboratoire. 9 heures : chacun emmène sa tasse de café pour la laver puis, seul ou en petits groupes, s'en va vaquer à ses occupations. Des binômes engagent ou poursuivent des discussions qui, maintenant, deviennent plus techniques. L'impression est que, cette fois, le travail a vraiment commencé.
Un chercheur, de passage dans le couloir, en profite pour indiquer à un autre où il a mis des plaques de silicium et comment elles sont disposées : dans quel sens, quelle face est au-dessus, dans quel ordre et à quels détails, relativement invisibles, les reconnaître. Ils engagent une discussion sur les procédures à utiliser pour les sécher, notamment l'application d'un vide, son intensité et sa durée. Les deux chercheurs sont maintenant près du tableau blanc, sur lequel un d'entre eux dessine des schémas très brouillons ; ils s'efforcent de se comprendre. L'un donne un chiffre, exprimé en nombre de tores, l'autre se demande combien cela fait en millibars. La discussion consiste à établir ensemble la relation entre millibars et tores. Ils terminent sur un accord sur la relation approximative entre ces deux échelles de mesure. Pendant un bon quart d'heure, nous venons d'assister à une réunion plutôt improvisée, mais qui semble essentielle pour la coordination du travail de recherche. Cette situation de production conjointe d'éléments du travail de recherche est typique.
INDIVIDUS GÉNIAUX, TRAVAIL COLLECTIF
L'histoire des sciences est peuplée de géniaux individus, auteurs de découvertes majeures, mais l'observation rapprochée montre que le travail scientifique est collectif. Acteurs et observateurs ne cessent de parler de communauté, d'institution, de disciplines, de réseaux, de laboratoires, d'équipes, de groupes, d'écoles, de chapelles, de clans. Si des termes comme communauté ou institution évoquent des ensembles d'individus qui ont quelque chose en commun (des objectifs, des savoirs, des valeurs, des règles de comportement), mais qui peuvent très bien agir isolément, les termes d'équipes et de réseaux sous-entendent, au contraire, le fait que les chercheurs ont aussi des relations entre eux, des interactions ou de l'échange. La dimension collective du travail scientifique devient encore plus manifeste.
Le terme « collectif » s'applique généralement à un ensemble d'individus qui participent à une activité commune, de manière plus ou moins concertée. Tel est bien le cas lorsque les physiciens des hautes énergies se réunissent pour définir les expériences souhaitables, sachant que leur réalisation suppose la mobilisation de fonds importants, la conception et la construction de très grands instruments qui fassent consensus au sein de leur communauté scientifique, ainsi qu'une organisation et planification strictes des rôles et des tâches de chacun, chercheurs, ingénieurs, techniciens. La science est alors éminemment collective parce qu'il y a une unité (le Cern, par exemple) et un découpage organisationnel (conception et construction des instruments, conduite des expériences et maintenance des installations, interprétation des résultats et publication). Elle l'est aussi parce que des stratégies ou des programmes de recherche sont définis de commun accord. La science est aussi collective parce que ses membres partagent (notamment des connaissances et des savoir-faire) et échangent (données, matériaux, personnels, publications, idées...). Les dispositifs d'échange, la circulation de multiples objets intermédiaires 1, les interactions entre chercheurs et les interdépendances entre eux (par exemple, entre expérimentateurs et théoriciens).