Les artistes sont considérés comme des créateurs. Innover est-il impératif en arts plastiques ?
Généralement, en arts plastiques, on ne parle pas d’innovation. Mais on emploie des termes très proches tels que « nouveauté », « originalité », qualités qui sont devenues essentielles. Pendant longtemps, elles ne l’ont pas été : du Moyen Âge à la période dominée par les académies des beaux-arts (17e-19e siècles), on n’attendait pas que les artistes innovent. Ils devaient créer à l’intérieur de normes assez strictes, avec une certaine dose d’originalité, mais leurs marges étaient étroites et les sujets très cadrés. Les thèmes, les genres, les techniques même laissaient peu de place à l’innovation. Pour qu’arrive l’art moderne, il a fallu un changement très profond de la conception de l’art, qui a soulevé protestations et scandales. Ce changement amenait l’idée que l’on pouvait créer des œuvres qui n’avaient jamais été vues auparavant. C’est ce que j’appelle le « régime de singularité », qui juge intéressant le fait d’être différent, hors du commun, bizarre même. Au cours du 19e siècle, dans tous les domaines des arts, l’idée s’est imposée qu’il était meilleur d’innover que de reproduire ce qui avait déjà été fait.
Quels ont été les ressorts de cette révolution ?
Ces changements ne se sont pas produits de manière individuelle, mais par une sorte de convergence entre des artistes qui se reconnaissaient des points communs. Cependant, ce n’étaient pas vraiment des écoles. Souvent, ces groupes ont été nommés par des commentateurs extérieurs comme ce fut le cas pour les impressionnistes, les fauves, etc. Parfois, les artistes eux-mêmes ont revendiqué une étiquette – les nabis, les dadaïstes ou les surréalistes. Ils formaient des avant-gardes déclarées, mais avec beaucoup de liberté individuelle. L’innovation est véritablement venue avec ces gens-là. Faire des choses hors du commun est devenu la valeur centrale de l’art moderne et, par la suite, de l’art d’après la Seconde Guerre mondiale. L’art contemporain s’est en effet donné pour mot d’ordre de rompre avec toutes les règles de l’art. La nouveauté est devenue sa valeur cardinale : c’est ce que j’appelle l’emballement du régime de singularité. Cela va plus loin que la simple originalité, parce qu’au sens juridique, « original » veut dire « qui est propre à un artiste ». L’idée de nouveauté va plus loin, parce qu’elle implique que l’on juge l’œuvre par rapport à l’ensemble des œuvres passées, et qu’elle ne doit pas correspondre à ce qui a déjà été vu. C’est là où l’idée de novation en art rejoint l’idée de novation en science, qui se doit de découvrir des choses que l’on ne connaît pas, et éventuellement d’en tirer des innovations techniques.