La déviance, entre normes, transgression et stigmatisation

Les conduites déviantes sont toujours relatives à des normes sociales changeantes. Depuis le début du siècle, les sociologues s'évertuent d'en cartographier les territoires et d'en expliquer les causes.

Selon l'édition en cours du célèbre dictionnaire usuel Le Petit Robert, « déviance » est un mot d'usage très récent (années 60) qui, dans son sens psychologique, signifie « comportement qui échappe aux règles admises par la société ». Plus précisément, « déviant(e) » est l'adjectif qui désigne « la personne dont le comportement s'écarte de la norme sociale admise ». De fait, pour qu'une situation de déviance existe, il faut que soient réunis trois éléments :

- L'existence d'une norme.

- Un comportement de transgression de cette norme.

- Un processus de stigmatisation de cette transgression.

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Trois champs de recherches s'ouvrent ainsi aux sciences humaines, impliquant le droit, l'histoire, l'anthropologie, la sociologie et la psychologie 1. Les connaissances mobilisables sur cet objet transdisciplinaire sont particulièrement vastes. On présentera seulement ici les principales idées qui les organisent.

Le poids des normes

La catégorie « déviance » est-elle suffisamment homogène pour signifier quelque chose en elle-même ? On peut en douter. Certes, chacun peut immédiatement citer une liste de comportements déviants. Pourtant, il n'y a pas de rapport direct entre le vol, l'homicide, le manquement à la politesse ou aux convenances, la conduite dangereuse, l'habillement excentrique et la consommation de drogue. De plus, ce qui est aujourd'hui regardé comme déviant a pu, à un autre moment de l'histoire, ne pas l'être (voir l'encadré page suivante). En réalité, le point commun de tous ces comportements est indirect : c'est le fait qu'ils sont tous condamnés par différentes normes sociales, reconnues ou pas par le droit, partagées à des degrés divers par les différents groupes sociaux qui composent une société à un moment donné de son histoire 2.

Cette définition de la déviance par son rapport aux normes donne au sujet sa véritable ampleur. En effet, pratiquement toute notre vie sociale est organisée par des normes. Nous apercevons aisément celles qui sont le plus contraignantes, celles dont l'infraction entraîne une sanction juridique. Mais la définition du Bien et du Mal n'est pas le monopole du droit. Il existe une foultitude de normes sociales non moins impératives quoique non juridiques. Les normes familiales peuvent s'imposer par exemple aux enfants sans même avoir jamais été énoncées. Et leur non-respect peut entraîner des sanctions physiques mais aussi psychiques : la plus banale est sans doute le sentiment de culpabilité. De même, dans la vie sociale de tous les jours et dans la vie professionnelle, il existe des choses qui « se font » et d'autres qui « ne se font pas » dont la sanction peut être autant, voire plus dissuasive encore. La crainte de perdre sa réputation (donc la confiance de ses clients, de ses collègues ou de ses électeurs) peut par exemple être une menace beaucoup plus efficace que la sanction juridique.

Enfin, il existe une infinité de normes sociales moins contraignantes mais qui nous conditionnent autant, sinon davantage. En effet, selon la situation dans laquelle nous nous trouvons, nous adaptons consciemment ou inconsciemment notre façon de parler et de nous vêtir, nous contrôlons différemment nos gestes, nous exprimons ou nous n'exprimons pas tel ou tel sentiment (la joie, la colère, la surprise, le désir). Selon que nous sommes à une réception officielle ou à un déjeuner en famille, ou encore avec des camarades d'enfance, nous n'avons pas exactement le même comportement, parce que les normes de ces groupes et de ces situations sont différentes.

Dans les années 50, Edwin Lemert a donné à l'étude de la déviance un programme comportant d'une part l'étude de la déviance primaire (la transgression de la norme), d'autre part l'étude de la déviance secondaire (la reconnaissance et la qualification de cette déviance par une instance de contrôle social). C'est à ce deuxième volet que se sont consacrés les sociologues américains dits de la « seconde Ecole de Chicago » ou encore de la « théorie de la stigmatisation » (outre E. Lemert, il s'agit en particulier d'Erving Goffman et de Howard Becker 3, ainsi que d'Aaron Cicourel et de Harold Garfinkel). Ils ont montré qu'une déviance reconnue comme telle suppose un processus de désignation ou de stigmatisation-. Ce processus peut se faire de façon formelle ou informelle. Le simple détournement du regard ou du corps constitue une stigmatisation.

Reconnaissance et stigmatisation

Dès lors, le contrôle de son image est un enjeu crucial, et E. Goffman attire notre attention sur les innombrables adaptations que nous réalisons pour nous conformer à ce que les personnes avec lesquelles nous interagissons attendent de nous. Selon ces sociologues, la déviance n'est ainsi qu'un rôle endossé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres. Et, s'il persiste, ce rôle peut entraîner une modification de la personnalité de l'individu ainsi qu'une modification de ses relations sociales. Il entre alors progressivement dans une « carrière » de déviant. Les chercheurs ont ainsi décrit l'entrée dans les carrières de délinquants, de toxicomanes, de prostituées, de malades ou d'handicapés mentaux, de sans-abri et plus simplement d'assistés sociaux.

En France, ces propositions ont eu beaucoup d'influence à partir des années 70, et les sociologues se sont également intéressés avant tout à la stigmatisation et au contrôle social des déviances 4. De sorte que toutes ces recherches sociologiques ont laissé largement ouverte la première partie du programme d'E. Lemert : la déviance primaire. En effet, s'ils expliquent bien comment une transgression est repérée, stigmatisée par la société et intériorisée par l'individu déviant lui-même, ces sociologues ne disent généralement pas pourquoi, à tel moment, dans telles conditions, tel individu ne présentant aucune singularité physique a transgressé une norme. Il faut alors se tourner vers les théories de la transgression qui ont une longue histoire.