La différence culturelle au coeur des sociétés ?

Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures. Samuel P. Huntington, Odile Jacob, 2004, 397 p. Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d'aujourd'hui. Alain Touraine, Fayard, 2005, 365 p.
Deux essais récents, signés Alain Touraine et Samuel P. Huntington, font jouer un rôle primordial à la culture et aux droits culturels dans les sociétés contemporaines. La radicalité et l'antagonisme de leurs positions incitent à se demander si, justement, ils n'en font pas un peu trop...

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'Alain Touraine et Samuel P. Huntington s'intéressent aux questions de cohabitation des cultures (au sens des valeurs et des appartenances dans lesquelles se reconnaît l'individu). Le premier s'est attaché de longue date à analyser les mouvements sociaux et s'est investi dans le débat sur le multiculturalisme. Le second est bien connu pour sa thèse controversée sur le clash des civilisations, qui fait jouer à la culture un rôle déterminant dans les conflits internationaux. Avec leurs essais respectifs, ces deux auteurs approfondissent leurs analyses antérieures, pour le moins opposées.

La réflexion théorique d'Alain Touraine part d'un constat : nous assistons aujourd'hui au déclin du « paradigme social », c'est-à-dire du langage et des catégories qui ont servi à décrire la société issue de la révolution industrielle et de l'avènement du capitalisme. Pour analyser cette société fondée sur des rapports de production et la conquête de droits sociaux (les différents aspects de l'Etat providence : retraite, protection sociale, chômage...), la sociologie a alors parlé de classes sociales, de prolétariat et de bourgeoisie, d'inégalités et de redistribution, de syndicats et de grèves...

Aujourd'hui, selon A. Touraine, nous avons besoin d'un nouveau langage car ces catégories « sont devenues confuses, et laissent dans l'ombre une grande partie de notre expérience vécue ». Le sociologue va même plus loin : la mondialisation, en dissociant l'économie (désormais gérée au niveau mondial par les marchés) de la société, « porte en elle la destruction de l'idée même de société » comme collectivité autoproduite, autocréée. Il faut donc adopter, selon le sociologue, une « vision non sociale du social », à savoir un paradigme culturel où surgit un nouveau conflit central. D'un côté, au-delà de ce que nous appelions société, agissent ces « forces impersonnelles » que sont le marché, la guerre et la violence. De l'autre, en deçà donc de la société défunte, on trouve le sujet. Loin de toute psychologie, A. Touraine définit le sujet comme « l'affirmation (...) de la liberté et de la capacité des êtres humains de se créer et de se transformer individuellement et collectivement », cette affirmation passant, selon lui, par « la volonté d'échapper aux forces, aux règles, aux pouvoirs qui nous empêchent d'être nous-mêmes, qui cherchent à nous réduire à l'état de composante de leur système et de leur emprise sur l'activité, les intentions et les interactions de tous ». Mais alors que dans le paradigme social le sujet se réalisait à travers des idéaux collectifs, il ne doit désormais plus compter que sur lui-même. D'où l'importance des droits culturels (droit de choisir sa langue, ses croyances, sa sexualité...) qui sont la ressource sur laquelle le sujet s'appuie pour se construire.