La fabrique des héros

Pierre Centlivres, Daniel Fabre, Franoise Zonabend (dir.), textes réunis par Claudie Voisenat et Eva Julien, Mission du Patrimoine ethnologique/Editions de la MSH, 1999, 318 p., 139 F.

«Malheur au peuple qui a besoin d'un héros » : plusieurs fois citée, la phrase du philosophe Hegel aurait pu être retournée avec profit tant il est vrai que les héros nationaux dépendent, pour leur survie, des peuples qui les fabriquent. La symbolique de la nation occupe, depuis une bonne dizaine d'années, une place de choix dans les travaux des historiens, des sociologues et des ethnologues. Mais l'analyse des imaginaires nationaux ne s'était pas encore concertée pour développer une analyse spécifique du phénomène héroïque, par lequel, il y a peu de temps, tout jeune Français apprenait les noms de Vercingétorix, de Jeanne d'Arc, du soldat Bara et de Jean Moulin.

Qu'est-ce qu'un héros national ? Ces personnages ont-ils toujours existé ? Quand et comment les choisit-on ? Qui servent-ils ? Quels rapports entretiennent-ils avec le champ, beaucoup plus vaste, des personnages de légendes, de l'héroïsme romanesque et de la simple popularité ? Pour répondre à ces questions, les auteurs de ce volume ont joué autant sur la comparaison que sur la synthèse. Plus de la moitié de ses pages nous emmènent sur les traces de belles carrières de héros : de Napoléon aux parades Orangistes, de Pocahontas au père Popieluszko, de Franco a Yosef Trumpeldor. Indiscipliné et touffu, comme toute oeuvre de groupe, ce livre est un réel travail collectif, dont une des qualités est de porter un regard comparatif vers une Europe de l'Est aujourd'hui traversée par des pulsions nationalistes qui semblent, à l'inverse, hors de saison à l'Ouest. Ces pays, quittant il y a dix ans l'empire soviétique, ont procédé à une drastique purge de leur Panthéon communiste. Dans l'espace laissé libre par les figures déchues du stalinisme, la machine à fabriquer les héros s'est remise en marche. On la voit donc, à travers plusieurs textes, travailler en temps réel. En Tchécoslovaquie, en Ukraine, en Hongrie, ce sont les grands libérateurs des âges d'or nationaux antérieurs qui ont retrouvé leur place. D'autres figures plus récentes et inattendues ont aussi émergé : en Pologne, des monuments ont été élevés à la mémoire du père Popieluszko, honoré non seulement comme martyr du communisme, mais comme symbole de la résistance polonaise contre des envahisseurs étrangers. En Albanie, rapporte G. Misha, le légendaire Skanderbeg, chrétien institué au xixe siècle libérateur d'un pays musulman, revient aujourd'hui en force dans l'imaginaire national, symbolisant l'ouverture de ce pays vers l'Europe de l'Ouest. En ex-Yougoslavie enfin, la guerre de Croatie n'a pas seulement réveillé le passé oustachi : à côté du tchetnik barbu, vindicatif et viscéralement orthodoxe, le conflit a fait émerger, explique I. Colovic, la figure moderne et laïque du capitaine Dragan, commandant les forces serbes de Krajina, guerrier civilisé, professionnel et défenseur du droit, sans haine excessive de l'ennemi. Son avenir symbolique, toutefois, ne paraît pas assuré.