La fabrique des idées politiques

Les experts, souvent regroupés en think tanks, pèsent de plus en plus sur les programmes politiques. La figure de l’intellectuel engagé, en revanche, tend à s’effacer. Une mutation profonde dans la fabrique des idées politiques est à l’oeuvre.

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La scène se passe en juin 1979. Les deux intellectuels français les plus en vue de l’époque, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, sont réunis à la tribune pour défendre la cause des « boat people » vietnamiens. Ces derniers, qui tentent de fuir le régime communiste de Hanoï, disparaissent par milliers en mer. Comment expliquer que l’éditorialiste du Figaro et le fondateur de Libération, l’homme de droite et l’homme de gauche, sont unis dans un même combat alors que tout les oppose idéologiquement ? L’explication la plus éclairante viendra de Sartre. Le philosophe déclare que les boat people vietnamiens « n’étaient sans doute pas de (ses) amis au temps où le Viêtnam se battait pour la liberté », mais que « les droits de l’homme impliquent (qu’on prenne parti) du point de vue humain, c’est-à-dire du point de vue moral ». Cet événement aujourd’hui oublié annonce un changement de paradigme : la défense des droits de l’homme transcende désormais les controverses idéologiques qui ont scandé les rapports entre la pensée et la politique à l’ère de la guerre froide. À cette époque, les intellectuels intervenaient dans le débat public selon une logique d’opposi­tion entre communisme et capitalisme.

Aujourd’hui, les clivages idéologiques n’ont pas disparu, loin s’en faut. Mais d’Edgar Morin à Régis Debray, de Michel Onfray à Alain Finkielkraut, la plupart des intellectuels manifestent, par-delà leurs désaccords, leur attachement aux idéaux démocratiques. Parallèlement, ce consensus démocratique a favorisé l’affirmation de nouvelles figures dans le monde des idées, comme celles de l’expert, qui est moins visible que l’intellectuel, mais tout aussi influent. En effet, avec la chute du communisme, le débat sur les idées politiques se situe à présent moins sur l’« idéologie » que sur le fonctionnement de la société démocratique. C’est ainsi que l’on voit monter en puissance les think tanks (« réservoirs d’idées »), qui viennent irriguer les décideurs politiques en idées.

Les think tanks dans la bataille des idées

De Terra Nova à l’institut Montaigne en passant par la République des idées et la Fondation pour l’innovation politique, les think tanks ont investi l’espace public et gagné une influence à la fois politique et médiatique.

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Issus du monde anglo-américain, les think tanks sont à l’origine des organisations paraétatiques qui exercent des missions de conseil dans le domaine des relations internationales et de la défense. Le Royal Institute of International Affairs a ainsi été créé en Angleterre en 1919, à la suite de la Première Guerre mondiale. Le phénomène se développe aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’agit d’élaborer une doctrine de dissuasion nucléaire, après l’invention de la bombe atomique. Des organisations comme la Rand Corporation ou la Brookings jouent alors un rôle essentiel auprès du gouvernement américain dans la formulation des politiques étrangère et militaire (1). Il faut attendre les années 1970 et les débuts de la crise économique pour que le périmètre des think tanks s’étende à la politique intérieure, particulièrement aux questions économiques et sociales.