La figure de l'autodidacte- est très puissante dans notre société. C'est à la fois un personnage très présent dans l'imaginaire collectif, une construction sociale ancrée dans une histoire et une figure très actuelle du sujet apprenant, dans son rapport problématique à lui-même, au savoir et aux institutions éducatives. Cette figure se structure progressivement au cours du xixe siècle dans des récits de formes diverses (romans, essais et témoignages) alors que se développe dans le monde ouvrier une autodidaxie- « émancipatoire », comme en témoignent les récits d'écrivains autodidactes recueillis par Bénigno Cacérès 1.
La figure de l'autodidacte retrouve une certaine actualité dans les années 60, quand les classes populaires se trouvent engagées dans un mouvement de promotion sociale. C'est alors une figure composite, ambiguë et plutôt négative, nourrie au fil du temps par l'inspiration des romanciers, de Gustave Flaubert (Bouvard et Pécuchet) à Jean-Paul Sartre (La Nausée) ou Jack London (Martin Eden). Une figure également examinée de près par des sociologues comme Pierre Bourdieu, Claude Fossé-Poliak ou Richard Hoggart, et par les psychanalystes René Kaes et Paul-Laurent Assoun.
La puissance de l'imaginaire qui imprègne la figure de l'autodidacte est particulièrement bien saisie dans le roman semi-autobiographique de J. London, Martin Eden, publié en 1909 (rééd. 10/18, 1999), et qui donnera par la suite lieu à des analyses diverses.
La trame du roman est la suivante : un jeune marin issu des milieux populaires, Martin, rencontre une femme, Ruth, qui appartient au monde bourgeois. La rencontre avec Ruth est le début d'une quête passionnelle dans laquelle passion amoureuse, passion d'apprendre et passion d'écrire se mêlent. Le roman est le récit de cette quête et de ses avatars. La trame de l'histoire est structurée autour de quelques moments charnières : la rencontre du monde bourgeois et la rupture avec le milieu d'origine, la tentative de réalisation d'une passion, la reconnaissance de l'écrivain, la désillusion et la fin tragique du héros, qui précède de quelques années celle de l'auteur lui-même.
L'ouvrage est évoqué par B. Cacérès dans son recueil de témoignages d'écrivains autodidactes du xixe siècle. Il est aussi évoqué dans un essai de sociologie de C. Fossé-Poliak (La Vocation d'autodidacte, L'Harmattan, 2000). Il intéresse le sociologue dans la mesure où il met en scène le malaise du sujet social en rupture d'appartenance (« c'est un apatride de l'appartenance ») et attire l'attention sur le rapport particulier au savoir de ceux qui en ont manqué. Son destin illustre le sort réservé à ceux qui prétendent accéder aux savoirs sans passer par l'institution scolaire : il est montré du doigt comme « usurpateur », qui accède à la culture par des voies illégitimes, « par effraction ». Bourdieu oppose cette figure de l'autodidacte à celle de l'autodidacte « nouveau style » des années 60 et suivantes, élève « méritant », produit de la promotion des classes populaires, qui a appris à ruser avec l'institution scolaire. Cette idée d'un nouveau style d'autodidactes constitue encore aujourd'hui un repère important dans la réflexion sur l'autodidaxie.