«La Grèce, une culture de la honte et de l'honneur» Rencontre avec Jean-Pierre Vernant

Spécialiste de l’Antiquité grecque, l’historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant essaie d’identifier ce qui caractérise cette période, avec un secret espoir : comprendre ce qui fait la spécificité de l’homme moderne. Sciences Humaines l’a rencontré en 1991.

En 1948, vous entrez au CNRS et vous décidez de vous consacrer à l’étude de la Grèce ancienne ; pourquoi vous être consacré à ce pays et à ce passé ?

J’avais passé mon agrégation de philosophie en 1937 et il fallait que je choisisse un terrain de travail. J’avais été présenté par Ignace Meyerson, mon maître dès 1940 à Louis Gernet qui venait d’arriver à Paris. J’ai suivi les séminaires de psychologie historique de L. Gernet à l’École des hautes études à partir de 1948, et c’est à travers lui que j’ai revu cette Grèce que je connaissais pour y avoir voyagé dès 1935. J’avais d’ailleurs gardé une certaine nostalgie de ses paysages, de ses habitants.

Comment avez-vous réussi à concilier votre optique marxiste avec vos travaux ?

Très bien car le marxisme est en réalité, quand on lit les textes, infiniment plus souple que l’image ridicule qui en a été fournie par le PCF et par l’URSS. Même sur la question de la Grèce, de la lutte des classes et de l’esclavage, les textes de Marx dans Le Capital ou dans ses œuvres de jeunesse n’ont que peu de rapport avec ce qu’en ont fait les gens venus au communisme après la guerre.

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Vous puisez votre inspiration dans la psychologie historique d’I. Meyerson. L’avez-vous modifiée ?

Je ne sais pas si je l’ai modifiée. Je l’ai appliquée à ma façon. Ce qui m’intéressait chez I. Meyerson, c’était cette idée qu’il y a une histoire de l’homme, que ce qui caractérise l’homme par rapport aux animaux, c’est la « fonction symbolique » c’est-à-dire que tout chez l’homme relève d’un monde de significations. Autrement dit, entre l’homme et la nature, les autres et le divin, entre l’homme et lui-même, il y a un univers de médiateurs, un champ d’intermédiaires qui sont doubles : ils sont à caractère objectif, concret (les chiffres, les dessins du mathématicien), mais ils visent toujours quelque chose, qui est un monde de pensées et de significations, de sentiments… Ces intermédiaires, ce sont aussi bien les outils, les techniques et la pensée scientifique, que l’économie, les arts du langage, les arts plastiques, la religion et ses pratiques rituelles, ses récits…