La littérature à l'assaut du présent

La littérature française fait retour au réel. Les écrivains s’immergent dans la société pour en dévoiler les ressorts et en formuler les impensés.

Il est bien fini le temps où Alain Robbe-Grillet affirmait que le bon écrivain est quelqu’un qui n’a rien à dire. Les écrivains d’aujourd’hui ont rompu avec l’idée d’une écriture coupée du monde, blanche, qui a dominé les années structuralistes. Ils font retour vers le réel, l’interrogent, le sondent, manifestent un désir d’être au monde. Ils quittent la quiétude de leur cabinet de travail, se trouvent des terrains d’enquête et partent explorer les zones invisibles d’un monde social souvent perçu comme violent et fondamentalement inégalitaire.

Cette rentrée littéraire de l’automne 2023 confirme ce trait caractéristique. Il suffit de prendre quelques-uns des romans les plus en vue pour réaliser à quel point ils ont un fort ancrage dans la société. Leur lecture renvoie aux grandes secousses individuelles et collectives du temps présent. Sans prétention à l’exhaustivité, citons quelques thèmes omniprésents. Le machisme, la dissymétrie persistante des relations femmes/hommes sont au cœur du roman d’Éric Reinhardt, Sarah, Susanne et l’écrivain, mais aussi de celui de Maria Pourchet, Western, ou encore du récit de Neige Sinno, Triste tigre, qui s’interroge sur la fascination que peut exercer un bourreau violeur.

La conscience écologique est présente dans le roman de Pierric Bailly, La Foudre, où le narrateur traverse les épreuves sans sombrer grâce à la secrète harmonie de son rapport à la nature et à son troupeau de brebis dans le Haut-Jura. On la retrouve dans le roman de Serge Joncour, Chaleur humaine, dans celui de Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, ou Humus de Gaspard Koenig. Le problème de l’urbanité et de la banlieue est abordé dans Le Grand Secours de Thomas B. Reverdy, récit d’une petite rixe entre jeunes qui dégénère en émeute et dévaste le collège du quartier.

Une radioscopie de la société

Les thématiques de la mémoire, de la filiation, du legs générationnel, avec Laure Murat, Agnès Desarthe, Sorj Chalandon, Éric Fottorino, Rachid Benzine, Natacha Appanah, Émilie Frèche, Ann Scott, sont également insistantes, témoins d’une préoccupation majeure de notre temps…

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On est donc loin d’une littérature française dénoncée hier comme purement narcissique et nombriliste. Tout au contraire, la sensibilité des écrivains aux événements sociaux et politiques contemporains, aux traumatismes du passé et à la manière dont ces derniers ont été métabolisés par la mémoire collective, est frappante. La production littéraire actuelle relève ainsi d’une véritable radioscopie de la société française, avec ses événements, ses clivages, ses ambiances, ses humeurs. On voit émerger des hybrides, nés du mariage incestueux entre sciences humaines et sociales, journalisme d’investigation et exigences littéraires, réel et imaginaire. Le paysage éditorial, qui s’était fondé sur une ligne de partage entre fiction et non-fiction, s’en trouve bousculé.

Dominique Viart, chercheur en littérature actuelle, a proposé un nouveau terme pour désigner cette tendance : les « littératures de terrain 1 ». Des écrivains comme Patrick Modiano (Dora Bruder, 1997), Patrick Deville (Equatoria, 2009), Emmanuel Carrère (L’Adversaire, 2000) ou Maylis de Kerangal (Kiruna, 2019) mobilisent ainsi des techniques qui relèvent habituellement des sciences humaines et sociales : entretiens, immersion participante ou observante (à l’hôpital, en prison, en entreprise, etc.), fouille d’archives, recherches bibliographiques… La romancière Joy Sorman, après s’être immergée dans la gare du Nord pour Paris Gare du Nord (2011), parvient à pénétrer le monde de la folie en se faisant accepter, en tant qu’observatrice, au sein de deux unités psychiatriques un jour par semaine pendant une année. Elle en a tiré À la folie (2021). Ces auteurs accompagnent parfois leurs récits de témoignages bruts ou de photographies, avec la volonté assumée de montrer la société telle qu’elle est.