Les voyageurs ont depuis longtemps remarqué la diversité des usages alimentaires de par le monde, et ont rapporté dans leurs récits les pratiques les plus pittoresques, voire choquantes à leurs yeux. Mais ces témoignages restent à l'état de curiosités, propres à susciter l'étonnement, le dégoût ou l'indignation ; implicitement normatifs, appuyés sur l'ethnocentrisme des auteurs comme des lecteurs, ils ne visent pas à rendre plus intelligibles les cuisines de l'humanité.
Les premiers travaux savants ne voient le jour qu'au début du xxe siècle et restent des entreprises isolées. C'est seulement dans le sillage des écrits de Claude Lévi-Strauss que la nourriture accède pleinement à la dignité d'objet académique, « bon à penser ». Dès 1958, il traçait l'ébauche d'une comparaison structurale des cuisines anglaise, française et chinoise, pour illustrer brièvement la possibilité d'appliquer sa méthode à des champs aussi différents que « le système de parenté, l'idéologie politique, la mythologie, le rituel, l'art, le "code" de la politesse, et - pourquoi pas ? - la cuisine » 1. Mais c'est le Petit Traité d'ethnologie culinaire, publié en 1968 dans L'Origine des manières de table, qui eut un retentissement considérable, car il ouvrait des perspectives de recherches jusque là dédaignées. Ainsi, les trente dernières années ont vu publier sur ce sujet plus de recherches, pas nécessairement structuralistes, sur des terrains proches ou lointains, que tout le passé de la discipline.
Leur premier mérite a été de collecter des informations précises sur les aliments, sur les procédures, outils et représentations en jeu dans leur acquisition, leur production et leur consommation. Ainsi, sur des terrains proches, on a décrit et analysé les repas bas-normands et la place de la cuisinière dans un village châtillonnais, les rites et traditions de la table juive algérienne, la culture et la consommation de la châtaigne, les représentations qui se nouent autour de la cuisine du porc 2, la chasse et l'élevage, la pêche et la pisciculture, les cueillettes, les desserts de Noël, les confits, la bière, la confection des pains et galettes, les nourritures sacrificielles ou rituelles, les menus et la structure des repas, les jeûnes, le végétarisme, etc. Les discours et pratiques alimentaires se révèlent d'une grande richesse pour l'anthropologie. Banale certes, mais vitale, la nourriture est solidaire des autres activités humaines, prise comme elles et avec elles dans les constructions sociales. Entre beaucoup d'autres, l'exemple de l'alimentation carnée dans notre propre culture peut illustrer cela.
La viande n'est pas du cadavre
Malgré les progrès du végétarisme, et les inquiétudes récentes sur la qualité de nos aliments en général et des viandes en particulier, notre société reste très majoritairement carnivore. Pourtant, la définition de cet aliment familier que nous appelons « viande » rencontre des difficultés. Ce n'est pas n'importe quel produit d'origine animale, puisque le lait et les oeufs ne sont pas tenus pour viande. Ce n'est même pas toute chair animale : le poisson est distingué de la viande. Ce n'est pas non plus de la chair d'animaux morts, naturellement ou accidentellement, mais seulement d'animaux tués à des fins alimentaires. En quoi nous sommes largement les héritiers d'une longue tradition, attestée au moins depuis l'interdit biblique de manger des « bêtes crevées » : nous distinguons toujours entre le cadavre et la viande.
En revanche, nous nous écartons sur deux points d'une non moins longue tradition. En effet, la législation impose, depuis une trentaine d'années, une insensibilisation préalable pour toutes les espèces. D'autre part, la mise à mort des animaux est devenue invisible, peu à peu reléguée, depuis le siècle dernier, dans des établissements implantés à la périphérie des villes. Nous n'en continuons pas moins à consommer couramment de la viande, et à valoriser cet aliment ; mais nous ne voulons pas trop connaître, et encore moins voir, les conditions qui nous la procurent. Pourquoi ne devenons-nous pas simplement végétariens ? Comment donc se résout cette incohérence ? Comment s'y prennent, dans un tel contexte, ceux qui procèdent quotidiennement à cette mise à mort que nous ne voulons pas voir ? Il fallait aller voir au coeur problématique du régime carné, pour éventuellement comprendre comment il fonctionnait, et finalement ce qu'est et ce que signifie pour nous cet aliment singulier qu'est la viande. Nous avons donc frappé à la porte des Abattoirs du Sud-Ouest de la France, pour observer les pratiques et recueillir les discours des hommes qui y travaillent.