La naissance de la sociologie française

Le contexte politique aidant, c'est à la fin du xixe siècle que les sciences humaines se professionnalisent. La sociologie est un bon exemple illustrant ce processus d'autonomisation et d'institutionnalisation du savoir.

Où commence l'histoire des sciences humaines ? A lire les manuels, on comprend vite que la réponse varie selon les auteurs. Certains estiment que les sciences humaines apparaissent dès l'Antiquité, puisque les philosophes grecs ont des théories sur l'homme et les sociétés humaines. On voit ainsi de nombreux manuels d'histoire de la sociologie ou de la psychologie consacrer des chapitres à Platon et Aristote, ou bien des manuels d'histoire de la géographie parler assez longuement d'Hérodote.

Mais cette conception de l'histoire des sciences humaines soulève des objections. Tout d'abord, on peut la considérer comme européocentrique. Pourquoi en effet ne s'intéresser qu'à l'Antiquité grecque alors que les Babyloniens, les Egyptiens ou les Incas ont également laissé des documents qui témoignent de leur intérêt pour la géographie, pour l'économie ou encore pour ce que l'on pourrait appeler les sciences politiques (l'art de gouverner, la diplomatie, la guerre) ? Ensuite, en poussant l'idée à peine plus loin, pourquoi ne pas considérer alors que les sciences humaines sont aussi vieilles que l'humanité elle-même ? En effet, si le seul critère est l'existence d'une réflexion des humains sur eux-mêmes, il est manifeste que cette réflexion a toujours existé. Ne trouve-t-on pas dans les mythologies dites « primitives » de puissantes rationalisations sur la condition humaine ?

Une telle position conduit, on le voit, à dissoudre la spécificité des sciences humaines dans l'histoire générale de la pensée. Nous préférons donc une autre position historique, qui n'oublie pas que dans l'expression sciences humaines, il y a d'abord le mot science, et qui se risque à en donner une définition.

Qu'est-ce qu'une science, fût-elle humaine ?

Sans reprendre ni discuter toutes les théories qui proposent une définition de l'activité scientifique, nous retenons deux critères centraux qui permettent de la distinguer d'autres manifestations de la pensée humaine.

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Nous retenons d'abord un critère intellectuel : l'activité scientifique suppose que des individus se spécialisent dans l'étude de certaines questions, systématisent des observations, appliquent des méthodes pour recueillir, classer, vérifier ces observations, etc. En somme, il nous semble que l'activité scientifique requiert l'exercice privilégié d'une forme de rationalité particulière.

Mais ce premier critère ne suffit pas. En effet, le second (celui que l'on oublie le plus fréquemment) est non plus intellectuel mais social : l'activité scientifique est fondamentalement une activité de groupe. Elle suppose en effet que les individus qui la pratiquent à un moment donné se dotent de règles pour l'exercer en commun, pour comparer et confronter leurs travaux (ne fût-ce que par la lecture réciproque). Ces règles peuvent demeurer en partie informelles et ces groupes peuvent ne pas avoir de localisation géographique précise (il peut par exemple s'agir d'un groupe de personnes qui dialoguent depuis des pays différents). Cependant, l'un des meilleurs indices pour débusquer cette activité est la création de lieux spécifiques pour son exercice : en particulier, les sociétés savantes et les revues.

Dans l'histoire occidentale, ces deux conditions se rencontrent essentiellement à partir du xviiie siècle. C'est alors que les outils intellectuels se perfectionnent, se standardisent (et s'internationalisent) dans le domaine des sciences humaines : par exemple, les outils statistiques en démographie, la recherche des lois en économie, les classifications en anthropologie. Et les groupes sociaux consacrés exclusivement aux sciences humaines se multiplient, ils créent souvent des institutions : sociétés savantes, revues... et parviendront ensuite à enseigner leurs sciences dans les universités et dans des institutions scientifiques comparables (académies, grandes écoles, etc.).

Ce mouvement, amorcé clairement au xviiie siècle, s'épanouit vraiment au xixe. La période révolutionnaire est importante dans la perspective que nous avons définie. On y voit des groupes d'intellectuels qui se définissent comme des savants, se rencontrent dans des sociétés savantes (par exemple la Société des observateurs de l'homme, à Paris), publient des revues.

Le contexte politique joue aussi un rôle moteur très important. L'avènement de la République française est conçu comme le triomphe de la rationalité sur l'obscurantisme. Les économistes et les démographes, armés de statistiques de plus en plus perfectionnées, accréditent l'idée que les sociétés humaines sont gouvernées par des « Lois », comme tout ce qui existe dans la « Nature ». Le xixe siècle verra ce mouvement s'amplifier à des degrés et à des rythmes divers dans les différents pays d'Europe. Un peu partout, la fin du xixe parachèvera cette professionnalisation des sciences humaines, et fixera bien souvent les cadres du développement universitaire du siècle suivant.