La nature humaine redécouverte

Émotions, sexe, intelligence, langage, violence, religion : les comportements humains seraient le produit d'une nature universelle, façonnés par des instincts fondamentaux. Telle est la thèse de la psychologie évolutionniste (PE), discipline qui connaît dans les pays anglo-saxons un essor important et suscite des débats passionnés.

Oui, la nature humaine existe. Par-delà la diversité des sociétés, des cultures, des époques, les êtres humains partagent un « fonds commun » de comportements, de motivations et d'aptitudes. Telle est la thèse soutenue par un nombre grandissant de chercheurs - psychologues, anthropologues, éthologues, etc. - qui se reconnaissent sous la bannière d'une nouvelle discipline : la psychologie évolutionniste (PE).

La psychologie évolutionniste connaît un écho grandissant dans les pays anglo-saxons. Elle affirme l'existence d'« instincts humains » fondamentaux. Et ces instincts porteraient sur nos émotions, la sexualité, la violence, l'intelligence, le langage ou encore l'aptitude à vivre en société. La prise en compte de ces instincts permettrait d'expliquer entre autres pourquoi les humains ont peur des araignées mais pas des fourchettes, pourquoi ils utilisent le langage (et pas les singes ni les chiens), pourquoi les amoureux sont souvent jaloux, pourquoi les petits garçons préfèrent jouer à la bagarre et les petites filles bavarder entre elles, pourquoi des religions sont apparues dans toutes les sociétés. Et même Pourquoi les femmes des riches sont belles 1.

Parmi les fondateurs de la psychologie évolutionniste figure un couple d'universitaires américains : Leda Cosmides (psychologue) et John Tooby (anthropologue) qui, au début des années 90, vont publier un article manifeste dans lequel ils posent les principes de la PE 2.

D'emblée, nos auteurs affichent une prise de position très nette à l'encontre du « modèle standard des sciences sociales » (ou MSSS). Selon eux, ce MSSS repose sur un mythe fondateur : la théorie de la « cire molle ». Pendant un siècle, nous disent L. Cosmides et J. Tooby, les sciences sociales ont affirmé que l'être humain « n'a pas de nature autre que la culture », qu'il se définit avant tout par son ouverture au monde, la plasticité de ses conduites et son aptitude à l'apprentissage. La PE prend le contre-pied de cette thèse.

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Le rôle des aptitudes émotionnelles

Elle soutient que le cerveau humain n'est pas une tabula rasa conditionnée uniquement par la culture. Notre cerveau, comme celui de n'importe quelle espèce animale, est composé de circuits neuronaux programmés par des millions d'années d'évolution. Chaque espèce a développé des aptitudes particulières et des comportements typiques pour survivre. « Il y a l'oiseau migrateur qui s'oriente d'après les étoiles, la chauve-souris qui se guide sur l'écho, l'abeille qui évalue les variations des parterres de fleurs, l'araignée qui tisse sa toile, l'être humain qui parle, la fourmi industrieuse, le lion qui chasse en groupe, le gibbon monogame, l'hippocampe polyandre, le gorille polygame. [...] Il y a des millions d'espèces animales sur terre, avec chacune un ensemble différent de programmes cognitifs 3 . »

Une émotion de base comme la peur (des serpents, des araignées, du vide, du noir) serait une réaction instinctive et programmée héréditairement. Ces émotions ont permis à nos ancêtres de survivre en évitant les dangers : la peur « archaïque » du serpent, de l'araignée sont aussi des réactions spontanées face à des animaux potentiellement dangereux dans l'environnement quotidien de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. La peur du vide nous fait éviter d'affronter des situations trop périlleuses... Ce banal constat relatif à l'évolution des aptitudes et conduites, L. Cosmides et J. Tooby vont l'étendre à tout un répertoire d'aptitudes cognitives, émotionnelles, sociales.

Ces aptitudes et conduites sont présentes dans le cerveau sous forme de « modules », miniprogrammes spécialisés adaptés à la réalisation de tâches spécifiques. L. Cosmides et J. Tooby comparent le cerveau au « couteau suisse de l'évolution ». Chaque module cérébral a été conçu pour réaliser une tâche précise : observer l'environnement, alerter des dangers, se nourrir, se reproduire, communiquer avec autrui, etc. Et nos capacités mentales, comme nos motivations, sont fortement contraintes par les possibilités et limites de cet « équipement mental » de base.

Comme l'évolution, ajoutent L. Cosmides et J. Tooby, construit des programmes de conduites très lentement, à l'échelle de milliers d'années, notre équipement mental est resté le même depuis des lustres. Notre crâne moderne abrite un cerveau de l'âge de pierre. Il est avant tout destiné à résoudre des problèmes liés à la situation de chasseurs-cueilleurs, qui fut la condition de l'espèce humaine durant 99 % de son existence. Au fond, la PE se propose de montrer comment notre longue histoire passée dans la savane africaine continue à former nos comportements dans la société d'aujourd'hui.

Une mode intellectuelle ?

En une dizaine d'années, la PE va connaître un développement fulgurant aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Au départ, elle ne semblait devoir intéresser qu'une poignée de chercheurs. Pourtant, à peine L. Cosmides et J. Tooby ont-ils lancé leur manifeste que la PE devient le point de ralliement de chercheurs venus de nombreux horizons : psychologues, linguistes, anthropologues, éthologues, et même économistes spécialistes de sciences politiques. Le succès est retentissant. Des articles sont publiés dans les revues spécialisées, puis des livres paraissent, suivis aussitôt d'articles dans la presse, de livres de vulgarisation, de manuels pour étudiants, de sites Internet... Cet engouement soudain ne pourrait pas se comprendre sans analyser le contexte dans lequel la PE est née. En fait, le manifeste de L. Cosmides et J. Tooby n'était pas un point de départ totalement nouveau, mais plutôt un révélateur. Leur article fondateur avait l'habileté de faire la jonction entre deux courants de recherches : la psychologie cognitive d'une part, et la biologie évolutionniste de l'autre 4.

Ces disciplines avaient accumulé depuis des années des recherches sur les « fondements naturels » de la sexualité, les comportements parentaux, les différences hommes/femmes, les origines de la violence, de la morale... et elles trouvaient enfin une façon de s'exprimer au grand jour. En mettant en connexion ces recherches, en osant affirmer haut et fort l'existence d'une « nature humaine », la PE offrait un nouvel étendard. Comme si elle osait enfin révéler ce que les sciences humaines avaient caché et refoulé depuis des lustres. La voie était ouverte pour que les travaux se déploient dans de multiples directions et fassent apparaître au grand jour la face cachée de la nature humaine. Pour bien comprendre la PE, il faut donc remonter à ses racines.

L'idée de « modules » cérébraux innés et spécialisés remonte à Noam Chomsky. On sait que pour le linguiste américain, la maîtrise des règles de grammaire provient d'une aptitude universelle et innée, programmée dans le cerveau de l'espèce humaine. Le philosophe Jerry Fodor, élève de N. Chomsky, a généralisé cette théorie des fonctions mentales supérieures (mémoire, perception, intelligence) dans son livre justement titré La Modularité de l'esprit (1983).

A partir des années 80, l'étude des aptitudes précoces des nourrissons semblera confirmer l'hypothèse « modulaire ». Ces recherches montrent en effet que le bébé mobilise très tôt des compétences pour catégoriser, dénombrer les objets, reconnaître les visages, distinguer les sons du langage... Il se forge ainsi une vision structurée de son environnement. Loin d'être chaotique, le monde mental du bébé s'organiserait à partir de principes directeurs dus à son équipement mental inné. Pour la PE, ces recherches démontrent clairement que le formatage du cerveau humain mental n'est pas l'effet de l'apprentissage et de la culture, mais leur préexiste. Ce n'est pas la culture environnante qui formate l'esprit. C'est l'esprit qui formate la culture. Et si les connaissances progressent au fil du temps, (dans l'histoire des individus ou des sociétés), c'est à partir d'aptitudes qui, elles, restent constantes.